Quelques pistes sur l’histoire
- Se rappeler que l’histoire comprend deux acceptions : 1 - histoire au sens des événements qui se sont déroulés (les allemands parlent ici de Geschichte) ; 2 - l’histoire au sens du savoir concernant ces événements (en allemand : Historie). Savoir toujours dans quelle acception vous vous placez lorsque vous employez le terme.
- Se rappeler que la discipline de l’histoire (sens 2) est relativement récente : elle date d’Hérodote et Thucydide (Vème s. av. JC), inventeurs grecs de l’enquête historique. Elle est en outre étroitement dépendante d’une conception donnée du temps : les Grecs de l’Antiquité ne se posent pas, par exemple, la question du progrès historique, puisque leur conception du temps est celle d’une altération constante, d’une usure sans remède. Il faut attendre le XIXème siècle pour que la notion de progrès historique devienne courante dans le domaine philosophique, économique, etc. (cf. Hegel notamment ci-dessous) : l’homme voit le temps, dès le XIXème, comme ce sur quoi il a une maîtrise possible, cf. les notions voisines de productivité, de rentabilité, dans le domaine du travail à l’époque. Chez les Grecs de l’Antiquité, une telle notion de rentabilité n’a pas de sens : le temps est d’abord ce contre quoi il n’y a nul recours (cf. le destin tragique, Œdipe par ex.) et donc ce qu’il vaut mieux accepter (cf amor fati, amour du destin chez les stoïciens : il faut aller où le destin nous dit d’être, aimer notre destin, pour que nous ne soyons pas troublés par les revers de fortune, de cette fortune qui ne dépend pas de nous, et qui laisse entendre l’existence d’un cosmos providentiel où chaque chose a sa place, où nous devons trouver et respecter la nôtre).
- Au XIXème donc, Hegel invente la philosophie de l’histoire, même si auparavant d’autres penseurs ont conçu un sens de l’histoire (sens aux deux acceptions du terme : une intelligibilité, une direction) : cf. Bossuet, par ex., avec son Discours sur l’histoire universelle (fin XVIIème). Hegel pense, notamment dans La raison dans l’histoire, l’histoire comme réalisation de l’Esprit (on en a parlé en classe). L’Esprit, ou Esprit du monde, désigne en l’occurrence Dieu qui prend conscience de soi. Cette conscience de soi s’effectue à travers des civilisations successives (de l’Antiquité chinoise au monde germanique du XIXème siècle) qui sont autant d’“Esprits du peuple”, c’est-à-dire de compréhensions et de pratiques générales des domaines d’existence essentiels (droit, politique, religion, art, sciences, etc.) propres à une civilisation ou un Etat donnés. Les civilisations se succèdent et progressent dans ces compréhensions et pratiques, l’Esprit s’y reconnaît de plus en plus adéquatement, jusqu’au dernier Esprit du peuple, celui de la nation germanique, où l’Esprit du monde et l’Esprit du peuple coïncident enfin : nous sommes alors à la “fin de l’histoire”, non que plus rien n’advienne après cette coïncidence, mais les événements qui surviendront ne seront pas de nature à bouleverser l’essence de l’Etat, ou de la religion,... ils ne seront que des modifications contingentes d’un état de choses déjà présent au moment de la fameuse coïncidence. Dans ce contexte, comme l’écrit Hegel, c’est la raison qui gouverne le monde, non pas une raison personnelle, subjective, mais bien un sens immanent à l’histoire : l’histoire n’est pas le règne du chaos ou de l’aléatoire, mais celle du sens (aux deux acceptions sus-mentionnées). C’est l’Esprit qui fait l’histoire davantage que l’homme, ainsi les hommes ne font pas à proprement parler l’histoire (au sens 1 bien sûr), même les “grands hommes” selon le mot de Hegel : il y a une “ruse de la raison” qui est de se travestir en passion personnelle (la soif de conquête, de gloire subjective, ...) pour d’autant mieux se réaliser ; de même l’homme utilise parfois la nature contre la nature (fabriquer une maison de bois contre la pluie), de même la raison, ou l’Esprit, utilise la passion pour dépasser la passion et son étroitesse égoïste, ainsi “rien de grand ne s’est accompli de grand dans le monde sans passion”, écrit Hegel.
- Hegel est le grand philosophe de l’histoire, on peut néanmoins essayer de lui opposer une vue moins universaliste. Celle de Nietzche dans Considérations inactuelles (parfois traduit : intempestives) sur l’histoire peut convenir. La thèse en est simple : un trop grand sens historique nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir. L’homme doit savoir oublier le passé pour vivre, dans le cas contraire le passé finit par étouffer l’homme, l’empêcher d’agir, etc. Pour Nietzsche, le fondement de l’histoire n’est pas le sens ou la raison, contrairement à ce qu’écrit Hegel, le fondement de l’histoire est la passion, le crime, la pure puissance de la vie qui se déploie hors de toute considération morale, qui n’a de critère que sa pure et simple effusion. Le “grand homme” lui-même agit dans cette atmosphère d’“antihistoricité”, d’oubli au sens positif voire actif du terme, il modèle l’histoire comme de l’extérieur, sans souci du sens ou de l’universel, dans l’aveuglement fatal de la vie. Il faut donc soi-même avoir un rapport plus vivant à l’histoire (aux deux sens du terme) : un phénomène historique ne se prête pas à l’étude, à la science, car il perd alors de cette vie qui l’a rendu possible.
- Quelques remarques plus contemporaines et presque de méthodologie historique pour finir. Paul Veyne (historien tjs vivant) donne quelques éléments du travail de l’historien dans Comment on écrit l’histoire. L’histoire (sens 2) procède par analyse de traces, de documents : on n’accède jamais directement, même si l’on en est le témoin oculaire, à l’événement historique ; on n’en voit que des facettes, des bribes, des traces. Aussi l’histoire se fabrique-t-elle comme recoupement de ces traces, de ces documents selon la cohérence d’un récit. En tant que récit, l’histoire (tjs au sens de la discipline du savoir) n’explique pas, contrairement aux sciences dites “dures” (physique, biologie, ...), elle décrit, même lorsqu’elle dit expliquer la révolution française par exemple : elles donnent les circonstances de tels ou tels actes, elle n’en donne pas la loi universelle et rationnelle. De la sorte, la philosophie à la mode hégélienne, pour ce qui concerne l’histoire, paraît utopique : nous ne disposons pas, nous l’avons dit, de vue totale de l’événement historique, encore moins de la somme complète des événements historiques : nous ne pouvons donner que des biais de lecture de telle “histoire de...” : histoire de la politique dans le XIXème siècle français, histoire du sport au XXème siècle, etc., biais qui, additionnés, ne nous donneront pas l’intégralité de l’histoire humaine.
Par ailleurs, comme le remarque le philosophe italien (tjs vivant) Gianni Vattimo dans La Société transparente, l’ère des mass-media fait que nous sommes partout dans le monde instantanément. En droit nous pourrions constituer par ces moyens une histoire universelle de l’humanité mais en fait nous assistons à l’implosion de ce concept et de celui, attenant, de progrès historique : nous ne parvenons plus (cf. journal télévisé) à démêler ce qui est historique de ce qui ne l’est pas, le sens global de l’histoire se perd dans la dissémination infinie des points de vue.
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