dimanche 15 juin 2014

Commentaire de Ion

Voici donc le commentaire de Ion, comme annoncé. Le commentaire se fera sur plusieurs fichiers. Bon courage.


Commentaire de Ion
I – Ion, résumé du texte. Survol critique
Goethe n’a pas aimé ce texte : pour lui, il ne s’agit ici que de « persiflages » qui n’ont rien à voir avec la poésie. Quelle est la raison d’un jugement aussi sévère à l’endroit du texte de Platon ? Longtemps ce texte n’a d’ailleurs pas été attribué à Platon : contrairement à son habitude philosophique, Platon ne spécifie pas véritablement, dans Ion, l’objet de l’activité poétique. Ex : pas d’analyse de la mimesis poétique ici, pas plus que de considérations sur les effets éducatifs, politiques, voire anthropologiques de la poésie. La poésie dans Ion est vue simplement comme enthousiasmos (inspiration, possession divine). En ce sens, la poésie n’atteint pas à la dignité d’un art, d’une technè (compétence, savoir-faire), ce qui paraît étonnant eu égard à son étymologie : poiesis, poïeïn, le « faire ». Dans cette perspective, on a pu lire Ion sur le mode d’un dialogue mettant en scène une « théorie de l’interprétation » ou encore une des premières manifestations de l’activité critique. Ion définit certes la « rhapsodie » (voir plus loin la déf. précise du terme) mais encore une fois pas comme une activité technique. De la sorte, Ion est à réinscrire dans une problématique plus ample que la seule description de l’activité poétique, à savoir la distinction entre les arts et les savoirs véritables d’une part, et les arts et savoirs qui ne peuvent qu’y prétendre (problématique qui sera poussée à son point le plus aigu dans La République, cf . fin du commentaire) d’autre part. Le clivage est ici produit entre la poésie et la connaissance. D’un autre côté, pas nécessairement plus contingent, Ion possède un intérêt culturel indéniable en ce qu’il nous renseigne sur une pratique, la rhapsodie, qui avait cours dans l’Antiquité grecque et sur ses modalités plus spécifiquement « spectaculaires » et sociales (costumes, danses délirantes, place éminente de l’artiste dans la cité, etc.).
- Le mouvement du dialogue
Rencontre entre Ion, rhapsode originaire d’Ephèse, et Socrate. Socrate avoue son admiration pour le talent du rhapsode : sa connaissance des vers comme de la pensée du poète qu’il interprète. Ion, vaniteux, ne peut qu’être d’accord avec Socrate mais il ajoute, en faux modeste mais en analyste lucide, que son seul réel talent réside dans l’interprétation (toujours aux deux sens du terme : réciter et commenter) de Homère. Un exemple de la vanité de Ion, lorsqu’il décrit ses talents herméneutiques (interprétatifs au sens de : commenter, le mot « herméneutique » dérivant d’Hermès, messager des dieux mais aussi, censément, inventeur de l’écriture) : « (…) aucun homme qui ait jamais vu le jour n’a pu exprimer sur Homère des pensées aussi nombreuses et aussi belles que les miennes » (530 c-d). La rhapsodie, insistons-y, ne consiste pas dans le simple récitatif, dans la répétition d’un texte, répétition spectacularisée par la parure éclatante du rhapsode et son délire bacchique (les bacchanales désignent des fêtes données en l’honneur de Bacchus- Dionysos, dieu de l’ivresse par excellence, qui tournent à l’orgie et célèbrent à leurs manières toutes les formes de dépossession liées aux mystères de l’incarnation), elle consiste bien plus essentiellement, selon Ion, dans l’art des belles et nombreuses interprétations analytiques ou herméneutiques – si l’on ose le pléonasme – de l’œuvre. La fameuse ironie socratique va pouvoir se déployer sous le couvert d’une apparente modestie, en réponse aux prétentions démesurées de Ion. En 530d, le dialogue est lancé. Quelle est la nature du talent de Ion, ce talent (qui n’est pas encore conçu comme une compétence, un savoir-faire, une technè, c’est justement le pb qui se pose en l’occurrence) peut-il convenir à l’interprétation de tout auteur ou se limite-t-il à Homère ? La difficulté est cernée au plus près par Socrate : comment se fait-il que, les poètes ayant tous composé sur des sujets à peu près similaires, le rhapsode ne soit « le meilleur », c’est-à-dire le plus compétent, que sur un poète donné – dans le cas de Ion, sur Homère - ? Réponse possible, la composition diffère. Le spécialiste (technitès) de tel domaine saura mieux reconnaître que quiconque si telle autre personne parle adéquatement du domaine en question : le médecin sera le plus apte à repérer celui qui parle le mieux de la santé, etc . Le problème demeure de savoir, en ce qui concerne Ion, en quoi Homère compose mieux que les autres poètes dans la mesure où, comme déjà dit, les poètes œuvrent sur les mêmes sujets (la création du monde, les guerres entre les hommes, l’amour, la mort, le rapport des hommes et des dieux…). A ce moment, le lecteur un tant soit peu attentif, plus que les personnages du dialogue, peut observer la manière dont l’objet littéraire en général peine à être appréhendé, apprécié pour lui-même, puisque l’œuvre littéraire ne se singularise pas par son sujet (ou son objet, c’est la même chose ici). A cet égard, Ion est déconcerté par le caractère fugitif de la « compétence » littéraire : il ne parvient pas à expliquer pourquoi il « préfère » Homère (532 b-c). Il manque un critère objectif du choix qui est fait, par Ion, de l’œuvre de Homère comme objet exclusif de sa compétence rhapsodique. La poésie se limite-t-elle à une pure affaire de goût, au sens péjoratif du terme, soit à une contingence extrême dans l’appréciation critique ? Socrate tranche assez brutalement le problème : le rapport herméneutique de Ion à Homère ne relève pas d’un art (d’une technè, d’une compétence) ni d’une science (d’un savoir assuré dans ses fondements). Socrate n’ignore pas la brutalité de sa thèse mais avance masqué, sous le couvert, lui aussi, d’une modestie feinte : « Quant à moi, je ne dis que des vérités vraies, comme c’est naturel chez un homme dépourvu de toute compétence particulière » (532 c-e) : cf. déf. de la maïeutique (cf. cours sur l’étonnement) et parallèle à observer entre l’absence de compétence de Socrate (qui renvoie à la sagesse : je sais que je ne sais rien, cf. cours sur l’étonnement) et celle de Ion (absence de compétence qui renvoie quant à elle à une forme de folie, soit le contraire de la sagesse, puisque la sagesse se définit en partie par la maîtrise de soi, et ce même si Socrate est lui-même aiguillonné par son « daïmon » intérieur, cf. Apologie de Socrate). Ici Socrate marque le caractère répétitif de sa propre compétence, ou de sa propre absence de compétence : c’est toujours le même type d’enquête qui s’impose dans l’analyse de la spécificité d’un art, d’une technè. S’ensuit une série d’exemples ayant pour objet des arts aussi divers que la peinture, la sculpture, la musique, et Socrate d’affirmer qu’une personne qui a la compétence de faire la critique précise de telle œuvre d’art a apparemment la même compétence pour les autres œuvres du même domaine artistique. La capacité critique, herméneutique, ne saurait donc être restreinte aux œuvres d’un seul et même artiste. Malgré une telle « évidence », Ion reconnaît, à son grand désarroi, n’être bon interprète, herméneute, que d’Homère. Il s’agit alors de prendre en compte l’existence de ce talent hautement singulier – un talent qui ne vaut pas pour un domaine d’objets mais pour un unique objet, l’œuvre d’Homère – et d’en proposer une explication, ce à quoi Socrate va s’atteler.
Suite sur le document suivant.

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