dimanche 15 juin 2014

Ion - suite

Nous en étions arrivés à la citation: "Non, c'est une puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu'Euripide a nommée Magnétis, et que la plupart des gens appellent Héraclée" (533d). L'aimant a de fait le pouvoir de magnétiser les autres pierres qui deviendront à leur tour aimants jusqu'à constituer une "chaîne d'anneaux de fer" (ibid.).
Nous en sommes à la thèse centrale du texte : le poète est inspiré des dieux, et transmet ce souffle aux autres hommes pour constituer une chaîne allant de l'humain au divin. Cet argument est à double tranchant : "En effet, tous les poètes ( ... ) ne sont pas tels par l'effort d'un art, mais c'est inspirés par le dieu et possédés par lui qu'ils profèrent tous ces beaux poèmes" (533d-534a). La poésie apparaît ainsi comme démission de la raison, de la maîtrise de soi ("transports bacchiques", 534a. Cf. République: où le poète est chassé de la cité). La poésie est une espèce de folie divine inspirée (Phèdre. 253a). Les poètes avouent cette folie : "Là ( je souligne), ils disent la vérité" (534 a-b). Le poète ne dit donc pas la vérité, ce n'est pas là son but. "Car c'est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n'est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu, d'avoir perdu la raison et d'être dépossédé de l'intelligence qui est en lui" (ibid.).
La poésie n'est pas affaire d'intelligence. Cette scission poésie/connaissance est d'une importance considérable eu égard aux présocratiques par exemple : Parménide (chercher sa biographie) compose en vers son Poème et unit dans le même mouvement la pensée et le poème. La philosophie est à l'époque intimement liée au discours sacré, et comme telle elle communique naturellement dans l'élément du poème : à proprement parler, la philosophie n'est pas encore elle-même tant qu'elle passe par le biais de la parole poétique, si l'on considère que la philosophie cherche la vérité et par là désacralise le cosmos (cf. cours sur l'étonnement, rappel de l'inscription gravée au fronton de l'Académie de Platon, etc.). Pour autant, on remarquera la modernité du discours socratique : la poésie comme dépossession de soi est une expérience vécue par nombre de grands écrivains du 20ème siècle par ex : Kafka décrit par le menu dans son Journal intime comment la littérature le vide de lui-même, l'exproprie, c'est-à-dire le désexualise, l'arrache au monde quotidien, à tel point que l'écriture du Journal intime n'est plus pour lui le moyen de se retrouver seul avec soi-même, mais bien au contraire, par le souci du détail quotidien, du fait anodin, l'écrivain praguois essaie de renouer avec la communauté des hommes. Par la littérature, l'écrivain n'est plus un Je conquérant, une conscience pleine d'elle-même, mais une espèce de caisse de résonance pour une parole qui le dépasse, qui se parle à travers lui. Du Je qu'il était comme tout homme, l'écrivain tombe dans la neutralité du Il, selon Maurice Blanchot dans L'espace littéraire. Là est une des compréhensions de la fameuse maxime de Rimbaud dans les Lettres du voyant : "Je est un autre". Cet autre c'est l'"interminable, l'incessant" (Blanchot, Ibid.) de la parole littéraire qui fait de l'écrivain l'antithèse du technicien (et la poésie, répète Socrate, n'est pas une technè) ou de l'homme de science, technicien et homme de science qui sont des figures de la maîtrise. On pourrait aussi proposer une interprétation psychanalytique de la thèse de Socrate : en l'occurrence, ce ne serait plus le dieu, la déesse, ou la Muse, qui inspirerait l'artiste, ou le rhapsode, mais leur inconscient, manière de ramener l'inspiration sur Terre et de réfuter toute forme de transcendance pour expliquer l'incompréhensible pouvoir de vérité de l'inspiration artistique. On pourrait cependant concevoir la transcendance comme intérieure à l'homme (qui ne connaît pas, au sens précis du terme, son propre inconscient, lequel lui reste donc, en quelque sorte, extérieur). Cf. Freud dans le cours sur la conscience.
On a en l'occurrence l'explication de la "spécialisation" étonnante, incompréhensible pour lui­-même, de Ion : chaque poète est conduit dans telle voie (ou telle voix) par la Muse, dans le cas contraire il est médiocre car non inspiré véritablement - hésitant à trouver sa voie/voix. La poésie, encore une fois, n'est pas un art - une technè - car l'art (au sens grec toujours) ne peut être aussi spécialisé, réduit à un domaine, que la pratique de Ion. Le cordonnier ne fabrique pas qu'une seule sorte de chaussures, le médecin ne guérit pas qu'une maladie, etc. alors que Ion ne peut réciter qu'Homère. Et la question de Socrate est légitime : que fait donc Ion, s'il n'est ni un homme qui connaît, ni un homme qui fait ? Qu'est-ce qui n'est ni de la connaissance pure ni de l'art ? Réponse : la poésie, qui est "enthousiasme" - littéralement: endieusement, possession par un dieu. Le poète n'est donc pas un homme de compétence, et c'est pourquoi Platon ne l'acceptera pas dans sa République. Il est plutôt un oracle (534b-d), la voix même du dieu : "Les poètes ne sont rien que les interprètes des dieux, et chacun d'eux est possédé par un dieu qui s'empare de lui" (534d-535a).
Le pb pour Ion est qu'il n'est même pas lui-même un poète, il n'est que l'interprète d'un poète, "interprète d'un interprète", il est donc éloigné au troisième degré de la vérité de la parole divine (cf. les trois degrés de vérité in Rép., Livre VII, cf. cours sur l'étonnement). Socrate à Ion : ne te sens-tu pas "hors de toi" (535 b-d), c'est-à-dire en extase, à réciter Homère ? Réponse positive de Ion : le chant suscite en lui-même peur et compassion (à comparer avec la catharsis d'Aristote, in Poétique). Un tel déferlement d'émotions contradictoires ne peut être le fait d'un homme bien portant, mais d'un homme qui a perdu la raison.
Quant à la suite d'anneaux magnétiques dont nous parlions au-dessus, elle a pour centre le rhapsode qui fait de la sorte le lien entre les spectateurs-auditeurs et le dieu (parallèle à faire avec Eros dans le Banquet de Platon, à chercher). Et à nouveau, la thèse de Socrate est que le rhapsode, le poète, sont inspirés par une et une seule Muse, Ion étant un "possédé d'Homère" (536b-d) et Homère étant élevé par là à la dignité quasi divine d'inspirateur (plus encore que d'inspiré) ou d'enthousiasmant (au sens étymologique du terme). De fait, Ion prétend parler si bien d'Homère qu'il peut traiter de tous les sujets que celui-ci aborde. Ion en fait la démonstration : il rappelle le passage où Homère parle de l'art du cocher (p. 110) ... A chaque art correspond une faculté de connaître qui ne s'applique pas aux autres arts : le cocher connaît l'art de gouverner le cheval et peut juger du passage homérique concernant la conduite des chevaux, mais il ne pourra s'exprimer sur l'art du médecin, etc. Les sciences (les savoirs, les épistémè) se distinguent ainsi par leur objet d'application, il n'y a pas une science applicable à une multiplicité d'objets de domaines différents, mais une multiplicité de sciences ayant pour chacune un domaine de compétence et de validité vérifiables. Ce qui implique, si nous suivons Socrate, que le cocher sait mieux que Ion, que le rhapsode en général, ce que vaut le passage homérique sur l'art de gouverner les chevaux. Et ainsi de suite pour les autres arts abordés chez Homère.
Ion est alors acculé à une interrogation embarrassante : quel serait le passage homérique le plus propre à la rhapsodie, où la rhapsodie aurait son mot à dire comme toutes les sciences ? Ion ne peut se trouver un objet de compétence, un domaine du savoir où il soit expert. Et son embarras est tel qu'il renonce pour ainsi dire à son talent en prétendant être un bon stratège. Mais la stratégie n'est pas la rhapsodie, elle ne nous dit rien de la rhapsodie, même si Ion défend l'idée que rhapsodie et stratégie doivent être mises sur un pied d'égalité. Ce qui embarrasse Ion est le clivage mis au jour par Socrate entre poésie et connaissance, qui réduit le rhapsode et le poète à parler mieux que quiconque de ce qu'ils ne connaissent pas: Homère parle encore mieux que le cocher de l'art de gouverner les chevaux, mais il ne le sait pas ...
Lire l’avant-dernière tirade de Socrate.

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