dimanche 15 juin 2014

Ion - commentaire plus poussé

Dans cet extrait, je fais un commentaire rapide de Ion, commentaire parfois ardu, mais plus poussé que celui que je vous ai proposé ci-dessus. Retenez-en ce qui peut vous être utile. Le reste est sans importance.

L’inspiration comme enthousiasme
(une lecture de Ion de Platon)

Platon écrivit le premier traité occidental sur l’inspiration artistique, au demeurant l’un des seuls traités sur l’origine du talent poétique, traité qui eut une influence certaine sur la compréhension du geste poétique par les poètes eux-mêmes, et forme encore comme le soubassement du lieu commun concernant l’inspiration. Donnons les enjeux de ce dialogue souvent qualifié de « jeunesse » par les commentateurs. Socrate rencontre Ion retour « d’Epidaure et des fêtes d’Asclépios ». Ion est un rhapsode ; profession qui, étymologiquement, consiste à « coudre » des chants, et plus largement à se produire en spectacle comme un récitant, un acteur, mais aussi, au sens fort, comme un interprète, un herméneus. Socrate nous confirme : « Le rhapsode doit être en effet l’interprète de la pensée du poète auprès des auditeurs ». Plus prosaïquement, Ion est un homme vaniteux, persuadé d’être le plus éminent des interprètes d’Homère, mais reconnaissant qu’il n’a de talent que dans la rhapsodie homérique. Ion ne saisit pas, d’ailleurs, les raisons de ce talent exclusif : « Mais alors, Socrate, comment expliquer que, lorsqu’on discute de quelque autre poète, je n’y prête pas attention, et je suis incapable de dire quoi que ce soit d’intéressant ; je sommeille tout bonnement. Mais que quelqu’un mentionne Homère et me voilà aussitôt éveillé et attentif, avec une foule de choses à dire ». La réponse de Socrate est immédiate tant elle ressortit à la pure évidence pour le philosophe : le talent de Ion n’est pas justiciable d’une technè ou d’une épistémè (savoir) déterminées ; si tel n’était pas le cas, comment expliquer que Ion ne puisse interpréter Hésiode par exemple, ou tout autre poète ? Une technè définit une compétence donnée qui s’applique à une classe d’objets en sorte que l’herméneuïa (interprétation) se ramenant à une technè le rhapsode devrait être un bon technitès de la poésie en général au lieu de se voir limité en compétence au seul Homère, objet singulier s’il en est. Marsile Ficin, dans sa lecture de Ion, abonde dans le sens de cette explication : « Ce ne peut être l’effet de l’art : celui qui a la pleine maîtrise d’un art peut juger de tout ce qui relève de son art (...) ». Jean-François Pradeau, à son tour, donne le commentaire de ce passage primordial : « Aux yeux du philosophe, la technique est une activité, relative à un objet précis qui lui donne son nom, dont la particularité est de pouvoir se répéter et s’enseigner, selon des modalités rationnellement réglées. Stable et itérative, elle suppose à la fois une connaissance de son objet et une connaissance des moyens nécessaires à la fabrication ou à l’usage de celui-ci ». Qu’est donc l’aptitude de Ion si elle n’est une technè ni une épistémè ? Revenons à la ré
ponse de Socrate : c’est une « puissance divine », une entheon, une inspiration divine, un enthousiasme, un endieusement, qui saisit Ion, et le fait entrer en transe. Le rhapsode devient, le temps sacré de l’interprétation, un anneau dans la chaîne magnétique où chaque anneau communique aux autres une puissance qui n’est pas la sienne propre, ne lui appartient pas essentiellement. Le rhapsode, le poète lui-même, ne se maîtrisent donc pas de cette maîtrise, première maîtrise, indispensable à la maîtrise d’une technè : la maîtrise de soi, la possession de soi. Ils ont perdu la raison, ils dansent tels des Corybantes ou dans l’ivresse de bacchanales imaginaires. Mais c’est cette perte de soi dans la frénésie de la danse inspirée qui prélude à la composition du poème ou à sa juste récitation : « Tant qu’un homme reste en possession de son intellect, il est parfaitement incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles ». Cette dépossession de soi, cette démission de la raison, ce faire qui ne se ressaisit pas dans la technè, sont le signe d’une theïa moïra, d’une faveur divine, qui s’exerce selon un canal spécifique : la Muse ou le dieu oriente l’interprète dans une voie/x singulière, l’interprète ne donne résonance qu’à une voix, celle-là même du proférateur divin. Inspiré des dieux, le poète occupe un lieu contigu à ceux du devin et du prophète. Quant à la technè, elle regarde si peu la poésie que le plus mauvais poète est capable du plus sublime péan, comme l’illustre le cas célèbre de Tynnichos de Chalcis. Le poème n’est pas œuvre humaine mais « œuvre des dieux », ce sont les dieux qui font la force attractive de la chaîne qui court du poète, du rhapsode, à l’auditoire, ce sont les dieux, souverains inspirateurs, qui magnétisent, telle la pierre d’Héraclée, les anneaux de la communauté humaine rassemblée dans le logos, ce sont eux qui confèrent l’unité à cette communauté. Socrate résume ainsi son argument :
Ce n’est donc pas en vertu d’une technique ou d’une science relative à Homère que tu t’exprimes comme tu le fais, mais en vertu d’une faveur divine ou d’une possession ; il en va comme pour les gens pris du délire des Corybantes, qui ne perçoivent avec acuité que ce seul chant, celui du dieu qui les possède, et qui n’ont aucune difficulté à trouver les gestes et les mots qui accompagnent ce chant, sans se soucier des autres.
La fin du dialogue résonne assez sèchement, malgré l’apparent compliment, pour que nous soyons tentés d’examiner à nouveau, mais nous ne le ferons pas ici, la triste condition réservée au poète dans La République : « Eh bien, Ion, nous te conférons cette beauté d’être divin, et non pas technicien, lorsque tu fais l’éloge d’Homère ». Entre-temps, Ion n’a pas craint le ridicule lorsqu’il s’est mis en quête d’une technè ou d’une épistémè à revendiquer pour sauver la rhapsodie des attaques à peine retenues d’un Socrate soucieux de vider le faire poétique de toute efficience réelle.
Il est difficile, comme nous le disions, de lire Ion sans penser constamment à La République qui prône le bannissement du poète et ne se prive pas d’arguments ad hominem à l’encontre d’Homère lui-même. Néanmoins une lecture au premier degré pour ainsi dire, naïve mais informée, reste possible et légitime ; c’est cette lecture que nous propose notamment Ficin qui aperçoit dans le poète enthousiaste, animé du Furor divinus, l’être qui opère la conversion de l’homme dans les premiers moments de sa réunification intérieure : notre âme a chu de l’Un dans le multiple discordant, le poète, théâtre du délire divin, va, par la « musique », la sujétion à la Muse, réveiller notre âme fortement assoupie, apaiser son trouble, et l’orienter enfin vers l’unité suressentielle, c’est-à-dire, paradoxalement, vers la raison, étape inaugurale du cheminement vers la vision béatifique.
Dans une formule un peu provocatrice, Jean-Luc Nancy fait de Ion « le premier traité du magnétisme » en rappelant les modalités de construction de la communauté humaine autour du poète et du divin. Ce qui importe dans l’argument platonicien, selon le philosophe français, c’est le caractère de transitivité dont est affectée cette chaîne communautaire : « (...) le rhapsode incarne en somme la transitivité même, voire le transit de l’enthousiasme, le passage de la communication, qu’il faut entendre à la fois au sens de la communication magnétique et au sens de la communication du logos divin ». Le magnétisme sert en l’occurrence à caractériser l’essentielle transitivité de l’enthousiasme bien plus qu’à invoquer le mystère de son origine divine. Cette transitivité doit être pensée jusqu’à sa limite : les anneaux de la chaîne magnétique, les êtres par lesquels l’influx se distribue, organisent les lieux où spontanéité et réceptivité se confondent, s’échangent, s’équivalent, nul ne produit la parole poétique, nul ne se contente de la recevoir sans y participer, ne serait-ce que dans la motion de l’émotion, son mouvement, ou la vision de ce que l’hermeneuïa dévoile. Cette confusion, cette brusque ondulation des repères de l’activité, le commentateur la comprend comme l’effusion de la finitude telle qu’en elle-même dans chacun des membres de la communauté poétique - ou logique - et au premier chef dans le poète. En somme, sa transitivité absolue empêche la parole poétique de devenir la propriété de quiconque et désubstantialise plus largement toute instance de propriété : « Ce n’est pas en propre que le poète est poète, c’est dans la mesure, elle-même sans mesure, d’une dépossession et d’une dépropriation » (J.-L. Nancy). Cette dépropriation fera paradoxalement la tonalité singulière du poète, nous l’avons vu, mais il faut aller plus loin : il n’y aura singularité de la voix que dans la mesure inverse, la démesure, d’une sembable dépropriation : « Il n’y a pas de poésie générale (...) Il n’y a que des voix singulières, contrastées, et l’enthousiasme est avant tout l’entrée dans une telle singularité », la poésie nous enseignant que la singularité ne se conquiert pas d’autorité, soit par le conatus aveugle du je, mais bien au contraire par sa révocation, et que la theïa moïra ne renvoie pas qu’à la faveur divine mais aussi et surtout au partage divin : « Le divin, c’est ce qui se donne, ce qui se partage en voix et en hermeneuïa. Le divin est essentiellement partagé, donné, communiqué et partagé : c’est ce que signifie l’“ enthousiasme ” » (Nancy).
Dans notre dialogue, Platon établit une ferme distinction entre l’inspiration et le travail de la forme : le poète n’est pas l’homme du faire ou alors il faut suivre Jean-Luc Nancy dans son dé-nommer, pour qui poïeïn ne signifie plus, dans le contexte de Ion, le faire auquel il est habituellement associé. Le poète est défait par un faire dont il ne constitue pas l’origine, dont il n’est pas le sujet. L’inspiration, son mode d’opération, laisse entendre que le sujet ne se limite désormais qu’à un point retardataire du parcours du logos. L’inspiration, de fait, met au jour une origine prétendue de la parole poétique ou littéraire, si ce n’est prophétique ou mantique, elle ne renonce pas à l’originalité, elle déporte seulement l’origine et la fait se précéder dans l’archi-subjectivité du dieu. Certes, l’inspiration fait vaciller la maîtrise de soi qui incombe au sujet, sujet débordé par le travail incessant du logos, son antécédence et sa postérité, mais elle réinstalle ailleurs cette maîtrise, elle la pose à nouveau dans la maîtrise suréminente du divin proférateur. Si le poète est possédé, c’est-à-dire dépossédé de soi, enthousiaste, c’est qu’il se ressaisit sinon en fait, au moins en droit, dans la maîtrise accomplie du Sujet divin qui profère et a assez de consistance subjective pour user du plus mauvais poète dans la production du plus sublime, du plus divin péan. L’inspiration poétique avoue dans un tel enthousiasme l’ap-propriation qui est sa tâche, le motif de son effort. La preuve de la survivance du sujet à travers la défaillance ou la mort du sujet, la preuve d’une telle ré-surrection, nous la trouvons dans l’immédiate situation - au sens actif ou processuel du terme - du dire ou de la parole dans un genre - le dithyrambe, l’éloge, l’iambe... - favorisée par la theïa moira. Le poète exprime bien une parole qui a sa raison propre même si le poète a perdu la raison, une parole qui se conquiert et se rassemble dans l’unité d’un genre, d’une forme préétablie. Aussi est-ce à bon droit que Ficin aperçoit dans le délire poétique non le délire de l’imagination éloignant l’homme de Dieu dans la discordance et la pulvérulence de la matière multiple mais au contraire l’ébauche d’un travail d’unification de l’être-humain, c’est-à-dire de subjectivation, en vue de la contemplation de la gloire divine. Ion ne se débarrasse pas de l’ambition de l’unité close, de la vérification de l’inspiration folle auprès de la sereine maîtrise du dieu : nous l’écrivions, le poète se précède dans son inspirateur, il s’y devance. Cette subjectivité en amont, cet être-sujet qui se préétablit quitte à jouer par la suite la pantomime du tremblement, de l’inconsistance, à jouer les Corybantes, nous pouvons l’inscrire dans l’ethos de la pensée grecque. Gilles Deleuze a brossé une esquisse fulgurante de cet ethos, pour en prendre le contre-pied, dans Proust et les signes au chapitre précisément intitulé Antilogos :
Le monde grec ne s’exprime pas seulement dans le Logos comme belle totalité, mais dans des fragments et lambeaux comme objets d’aphorismes, dans des symboles comme moitiés décollées, dans les signes des oracles et le délire des devins. Mais l’âme grecque a toujours eu l’impression que les signes, muet langage des choses, étaient un système mutilé, variable et trompeur, débris d’un Logos qui devaient être restaurés dans une dialectique, réconciliés par une philia, harmonisés par une sophia, gouvernés par une Intelligence qui devance (...) Aux signes de feu qui annoncent la victoire à Clytemnestre, langage menteur et fragmentaire bon pour les femmes, le coryphée oppose un autre langage, le Logos du messager qui rassemble Tout en Un dans la juste mesure, bonheur et vérité.
Le monde grec dessine l’irrésistible précellence du Tout par rapport à la partie, l’exigence de récollection du Tout lorsqu’il se brise par accident en fragments, l’appel du fragment au fragment dans la congruence du symbole. Le poète, l’enthousiaste, l’inspiré, ne s’arrache donc jamais à l’Un qui se recompose au-dessus et au-dessous de lui, il n’est lui-même qu’à se parfaire dans l’union symbolique du dieu et de l’homme, spectacle communautaire. Il ne s’échappe de lui-même qu’au plan de la technè matérielle si l’on peut dire, mais cette technè ne lui est pas refusée complètement, elle lui est accordée au niveau idéal de la communauté symbolique avec le dieu. Autrement dit, l’inspiration au sens grec du terme - et ce sens gouverne assurément la conception commune de l’inspiration - n’est désubjectivante qu’en apparence, malgré la dépropriation terrestre du poète, sa danse délirante, elle pose le Tout ou l’Un total dans ses deux moitiés symboliques, le divin, le terrestre, moitiés qui s’aimantent de toute éternité, se sous-entendent, sont facticement deux mais Un dans l’essence. En l’occurrence, le poète se prête à la perte de soi, il ne s’y livre pas.

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