La présence d’autrui permet-elle
d’éviter la solitude ?
La dénonciation de l’individualisme contemporain est devenue un lieu commun. Nous vivrions dans une société essentiellement technologique où les moyens de communication (télévision, téléphonie, internet, etc.) prolifèrent mais, paradoxalement, ne suscitent plus le rapprochement entre les personnes : l’ordinateur, par exemple, installe l’internaute dans son domicile et sa solitude en lui donnant l’impression illusoire de mener une vie sociale par le biais de l’écran.
Mais suffit-il de sortir du domicile, d’aller à la rencontre de l’autre, pour vaincre cette solitude qui paraît le lot d’un nombre croissant d’individus aujourd’hui ? On peut se demander si la nostalgie du visage de l’autre - nostalgie qui est le pendant de la dénonciation évoquée précédemment - n’est pas fabriquée : les hommes ont-ils connu des périodes où l’entente fût plus aisée, où la communication allât de soi, autorisant un vrai partage ? Ou bien l’individualisme n’est-il qu’une des multiples figures d’une solitude que nous ne parvenons pas à réduire ? Y a-t-il un vrai moment de présence d’autrui pour moi, et que signifie cette présence pour moi ? En somme la présence d’autrui permet-elle d’éviter la solitude ou accuse-t-elle encore celle-ci dans l’instant d’un face-à-face où chacun mesure sa différence avec l’autre ?
Nous tenterons de répondre à ces interrogations en analysant les possibilités pour le sujet d’entrer en contact avec autrui, d’établir un partage voire de fusionner avec lui. Mais nous verrons les limites et les dangers d’une telle communion et la nécessité d’une différence - donc d’une solitude - irréductible entre autrui et moi pour donner un sens à notre relation et lui garantir une spécificité éthique.
A première vue, l’homme n’est pas fait pour la solitude. Certes, il n’est pas dépendant de la collectivité comme le sont la fourmi ou l’abeille - chacune, dans la ruche ou la fourmillière, a sa spécialité ou son rôle qui ne servent en rien la survie individuelle mais n’ont de valeur qu’ajoutés à la spécialité des autres “ouvrières - mais il ne peut vivre dans une solitude totale dès le plus jeune âge : l’homme n’arrive pas à la naissance armé de pied en cap1, et ce contrairement à l’animal, il a besoin de la société de ses semblables pour se former. Il ne s’agit pas là de la simple nécessité d’une éducation mais bien de l’accès à l’humanité. Prenons le cas des “enfants sauvages” qui sont, en définitive, les seuls exemplaires d’une humanité vouée à la plus complète solitude. Lucien Malson, dans Les enfants sauvages, nous fait la description détaillée de ces enfants - dont les cas célèbres du “Sauvage de l’Aveyron”, de Gaspard Hauser, etc. -, enfants dérobés très jeunes à leurs parents ou perdus, qui deviennent enfants-loups, enfants-léopards, enfants-gazelles, enfants-sangliers, ... Pour l’immense majorité, ces enfants, récupérés par la société des hommes, ne parviennent jamais à acquérir la parole mais redeviennent progressivement bipèdes. L’auteur d’ajouter : “Il faudrait admettre que les hommes ne sont pas des hommes hors de l’ambiance sociale, puisque ce qu’on considère être leur propre, tel le rire ou le sourire, jamais n’éclaire le visage des enfants isolés”. Seules des émotions plus frustes, et qui sont aussi l’apanage, dans une certaine mesure, de l’animal, peuvent les agiter : colère, impatience... De ces observations, Lucien Malson retire la confirmation de la pensée sartrienne existentialiste : il n’y a pas de nature humaine, l’homme n’a pas d’instinct spécifique à la naissance, il est d’une réalité tellement plastique que celle-ci se moule sur les conditions de la naissance - si l’enfant naît parmi les loups, rien de son humanité ne sera préservé par cette coexistence avec l’animal, alors que le loup qui naît parmi les hommes, même domestiqué, garde à l’état au moins latent les instincts de son espèce. Romulus et Remus ne sont vraiment que des figures légendaires qui illustrent la croyance mythique en l’existence d’une nature humaine inaccessible à la circonstance et, au sens sartrien, à l’existence.
Ce dépérissement de l’humanité en l’homme par la solitude peut être observé chez l’adulte aussi bien que chez l’enfant : le fait-divers à l’origine du Robinson Crusoë de Daniel Defoe, un marin échoué pendant plusieurs années sur une île isolée, dit la régression du marin en question, l’incapacité dans laquelle il était de formuler une phrase à son retour parmi les hommes. Chez Michel Tournier (Vendredi ou les limbes du Pacifique), Robinson mesure en lui les ravages de la solitude (Robinson tient en effet un Log-Book, un journal de bord), et il éprouve toutes les difficultés à résister à l’envie tenace de succomber à l’aveuglement, à l’oubli de la terre en se roulant dans la souille ou en se blotissant dans l’alcôve naturelle fabriquée par une grotte profonde, alcôve qui est comme un œuf dans lequel Robinson éprouve la tentation de se replier dans une vie prénatale, sans peur, sans émotion. La solitude est telle, dans ces instants, qu’elle se désire plus profonde encore, qu’elle se creuse elle-même, jusqu’à ce que l’homme soit si seul qu’il n’est même plus avec lui-même. Il redevient pierre parmi les pierres, il se dissout dans la terre. Et alors, nous dit M. Tournier, la nuit qui règne dans la grotte se transforme en une douce lumière2. Il faudra Vendredi pour que Robinson redevienne vraiment un homme.
Il n’en reste pas moins que la présence d’autrui ne va pas de soi. Vendredi est souvent pour Robinson un fardeau et Robinson en vient, chez Tournier, à regretter son ancienne solitude, jusqu’à ne plus désirer retourner parmi les siens. Kant a bien vu cette ambivalence des relations entre autrui et moi, notamment dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Dans la Quatrième proposition de l’ouvrage, Kant montre qu’il y a un double mouvement en l’homme : l’homme est d’une part poussé à vivre en société, il ne peut se passer des autres ; mais d’autre part, ses relations avec autrui se font souvent sur le mode du conflit ou de l’opposition. La société est donc constamment menacée de destruction, elle oscille entre maintien et destruction. Cette “insociable sociabilité” de l’homme est le nerf du progrès collectif : l’insociabilité de l’homme l’empêche de s’endormir dans une paix superficielle, la violence qui l’agite est la même que celle qui préside à toute vraie éducation contraignant l’animal en nous. De même, dit Kant, deux arbres pousseront plus vigoureusement l’un à côté de l’autre dans la concurrence pour recueillir les rayons du soleil qu’isolés dans une vaste plaine. En l’occurrence, la présence d’autrui nous permet non seulement d’éviter la solitude mais elle est le ferment d’une émulation nécessaire qui incite l’homme à progresser encore sur la voie d’une humanité qui n’est jamais définitivement acquise. La discorde entre les hommes, répréhensible du point de vue individuel, l’est beaucoup moins du point de vue collectif, selon Kant, elle fait avancer l’Histoire. On comprend ainsi que la présence d’autrui rompt la solitude mais, en outre, qu’une présence excessive a aussi son intérêt éducatif...
Nous avons vu que la présence d’autrui est nécessaire pour l’accession de l’homme à sa propre humanité : l’homme, contrairement à l’animal, est “sans qualités”, purement virtuel ; il n’a pas d’instincts prédéterminés, pas de nature qui lui donne à la naissance la possibilité d’entrer seul en possession de soi. Les enfants sauvages attestent que l’humanité est d’abord un espace vacant qui ne sera déterminé que par la suite, dans la coexistence avec autrui. Ce dernier nous exhorte à l’humanité ainsi qu’au progrès sur cette ligne de fuite.
Pour autant, et notre analyse de Kant nous mène logiquement à ce questionnement, ne sommes-nous pas en droit de reconnaître en la solitude le principe d’une réelle communication avec autrui ? Que lui dire et que partager avec lui si nous ne pouvons garder une relative indépendance ? Et même : cette volonté sempiternelle de briser la solitude ne masque-t-elle pas qu’il n’y a de relation entre autrui et moi que par le fait d’une différence irréductible entre nous ?
Rappelons d’abord le caractère dangereux de l’homme quand il rompt sa solitude jusqu’à faire corps avec autrui. Cette manière de groupe est habituellement reconnue comme foule. Freud a brossé une psychologie des foules dans ses Essais de psychanalyse - cf. l’article Psychologie des foules et analyse du moi, paru en 1921. Il y reprend en préambule la célèbre étude de Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (publiée au début du XXème siècle), et en marque la force d’évidence. Le Bon rappelle d’abord combien l’individu isolé et le même individu en foule sont différents. Dans la foule, les particularités individuelles s’estompent, et c’est l’inconscient formant la base commune sur laquelle s’appuient les différences individuelles qui émerge à la lumière. Le sentiment de la responsabilité s’évanouit dans la masse anonyme et une certaine griserie, due à la puissance du nombre, s’empare de chacun. En somme, comme l’écrit Le Bon, “par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare”. Autrement dit, l’affectivité de l’individu est exaltée dans la foule et son intellectualité amoindrie dans les mêmes proportions : les interdits moraux émis par la société sont balayés en un instant et laissent carrière au comportement impulsif du grand animal pré-humain. Par conséquent, dans la perspective d’une réponse au sujet, la relation avec autrui se doit de récuser la fusion : les groupes en fusion (foules) forment une négation de l’être humain ; celui-ci n’est tel qu’à empêcher la présence d’autrui d’être “absorbante”. Rester humain demande de rester soi au sens où la relation avec l’autre, pour ne pas être régressive, demande d’être différentielle, c’est-à-dire entre deux termes qui ne se confondent pas.
La relation amoureuse est un exemple de groupe ou de communauté à deux qui menace de fusion mais n’existe à vrai dire que par l’impossibilité de la fusion espérée. Platon, dans Le Banquet, fait discourir Aristophane (189c et suite). Au temps jadis, il y avait trois sortes d’êtres humains : homme, femme, androgyne. Et les trois étaient ainsi constitués : un corps en forme de boule, quatre mains, quatre jambes, deux visages..., ils avançaient rapidement en faisant la roue avec leurs huit membres. Ces êtres étaient d’un tel orgueil et d’une telle force qu’ils entreprirent l’escalade du ciel pour en découdre avec les dieux. Zeus ne voulant pas anéantir les hommes - pour les raisons que nous allons voir - comme il l’avait fait des Titans eut l’idée de les couper en deux, assisté du chirurgien en second, Apollon - chargé, quant à lui, de recoudre les plaies le mieux qu’il pût. La force des hommes fut ainsi divisée et les offrandes aux dieux doublées. Nous sommes les produits de cette division et ceux d’entre nous qui descendent plus précisément de l’androgyne cherchent leur moitié complémentaire. L’amour tel qu’il est appréhendé dans le lieu commun romantique provient en droite ligne de cette conception : l’amour est alors rupture de la solitude dans la fusion du deux dans l’un. Il signifie l’oubli de soi dans l’autre.
Ce poncif de l’amour fusionnel a contre lui les grandes pages de Proust (aussi bien que l’expérience quotidienne) concernant la jalousie - qui présuppose l’amant(e) vécu(e) comme un perpétuel “être de fuite”- ou, de façon plus explicitement philosophique, les analyses d’Emmanuel Levinas. Ce dernier montre que l’amour ne peut avoir lieu que dans la dualité (Cf. Le temps et l’autre et plus précisément le paragraphe intitulé Eros) : “L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère”. Soyons plus précis : l’amour est l’épreuve de la dualité et en ce sens il est l’archétype de la relation avec autrui. Même avec l’amant(e) nous sommes seuls, et c’est à partir de cette solitude primordiale que je peux aimer autrui, et même qu’il peut m’apparaître. On aime l’autre en tant qu’autre, c’est-à-dire dans sa différence, alors que la fusion signifie l’amour de soi dans l’autre ou réciproquement. L’autre est en ce sens toujours à venir, l’amour pour Levinas est attente pure. Mais l’amour ne fait que porter à sa plus haute intensité la relation “habituelle” que j’ai avec autrui, comme nous le disions. Cette relation est celle de deux solitaires, de deux je enferrés dans leur égoïté, deux je qui ne peuvent jamais devenir l’autre. Je suis seul à exister de mon existence même et surtout lorsque je rencontre autrui. Maurice Blanchot reprend à son compte les analyses d’Emmanuel Levinas. Décrivant la conversation la plus anodine, l’écrivain observe que “le fait que la parole a besoin de passer de l’un à l’autre, soit pour se confirmer, soit pour se contredire ou se développer, montre la nécessité de l’intervalle”(in L’interruption dans L’entretien infini). M. Blanchot rappelle au passage qu’on enferme ceux qui n’arrêtent pas de parler : on ne parle que par intervalles, par interruptions, et l’espace intersubjectif est un espace d’interruption, d’attente. C’est en ce sens que la relation avec l’autre est dia-logue (littéralement : discours, langage qui passe à travers, qui expérimente la différence) et qu’elle est en soi éthique : autrui est celui qui existe dans le recul et ne peut entrer dans la totalisation d’une définition, il est en cela infini et requiert de moi le respect. Respect pour celui qui me transcende, m’est absolument extérieur, si extérieur que lui et moi ne faisons jamais nombre. La présence d’autrui ne m’évite pas la solitude, elle la signifie au contraire, et même la requiert : l’échange avec autrui fait signe vers un espace rompu, une béance au-dessus de laquelle nous nous exprimons, chacun de son côté du précipice, que jamais nous ne comblons.
La réponse à la question posée par le sujet doit être nuancée. L’homme est un être qui nourrit avec la solitude un rapport ambigu. De fait, il a biologiquement besoin de l’autre pour se constituer : l’homme étant l’être vivant le plus nu à la naissance demande l’aide d’autrui pour advenir à son être complet ; nul instinct, nulle nature chez l’homme, qui lui permettent de survivre seul à la naissance, mais des dispositions, une ouverture au monde qui doivent être mises en œuvre avec l’aide indispensable des semblables. Et dans le cas d’une solitude ultérieure, accidentelle ou voulue, le risque existe d’une déshumanisation, d’un endormissement de ce qui nous fait hommes, montrant que l’humanité n’est pas un état mais un effort qui suppose lui-même l’existence de la communauté autour de l’individu. Les autres peuvent certes nous importuner, leur présence se révéler encombrante, déplacée, etc. Mais dans l’antagonisme même, nous nous éduquons, nous progressons, et la sagesse n’est peut-être pas, alors, dans une orgueilleuse solitude - qui n’existe d’ailleurs que comme retranchement par rapport à une commuauté constituée : ce retranchement est encore une manière de se rapporter à autrui.
Il faut néanmoins se garder d’une excessive “intimité” avec autrui : le groupe fusionnel fonctionne sans règle autre que la manifestation pulsionnelle, et, dans ces circonstances, le groupe vaut moins que la somme des individus qui le constituent. La relation avec autrui, même et surtout amoureuse, manifeste que, même si nous avons besoin des autres, même si nous vivons toute notre existence à leurs côtés, nous demeurons seuls. Nous sommes seuls à être ce que nous sommes, arrimés à notre je, l’autre recule à mesure que nous allons à sa rencontre, mais c’est cet éternel recul qui motive l’envie de faire la connaissance d’autrui, de l’approcher. Nous naissons avec et par les autres à notre propre solitude.
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