dimanche 13 mai 2007

Les mots cachent-ils les choses ?

Les mots cachent-ils les choses ?
(un exemple de dissertation)




Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau nous renseigne sur l’évolution des langues primordiales vers toujours plus de rudesse ou d’articulation: les langues primitives étaient des langues chantantes, spécifiques à l’individu qui en usait par la voix. Avec l’écriture, les langues se sont dépoétisées, dévocalisées pour atteindre à plus d’exactitude dans l’expression des choses. Par là même, le langage est devenu comme extérieur à l’homme, un instrument parmi d’autres, certes fiable mais impersonnel.
Qu’en est-il résulté pour notre relation au monde? Le monde s’est-il éloigné de l’homme qui entreprit de le dominer, dès lors que la compréhension du langage fut affaire d’apprentissage et non plus de sensibilité, ou, au contraire, les mots, consacrant une nouvelle acuité de vue, ont-ils permis de nouer avec les choses une relation de proximité que l’homme balbutiant ne pouvait qu’ignorer? Nommer les choses est-ce détruire leur indépendance d’être, ou la chose n’est-elle que d’être nommée, le nom constituant l’instance première par laquelle l’homme parvient à prendre distance par rapport à l’ensemble des choses?
En somme, les mots cachent-ils les choses?


Une esquisse de réponse au sujet peut consister en une observation familière: l’être humain ne se tient pas expressément dans le site du langage, il ne mesure pas les enjeux ou les implicites de sa parole, de la possibilité de la parole, il use du langage comme bon lui semble, et néglige même les ressources que confère une parole “maîtrisée”. En d’autres termes, l’homme du commun “bavarde” plus qu’il ne “parle”, et ce bavardage est une voie de fermeture aux choses : Heidegger, dans Etre et temps (chap. 35 -”le bavardage”) définit ainsi le bavardage : “On comprend moins l’étant dont il est parlé que l’on n’entend seulement déjà le parlé comme tel. C’est celui-ci qui est compris, tandis que le ce-sur-quoi ne l’est qu’approximativement, et au passage (...)”. Deux interlocuteurs bavardant ne partagent pas une relation authentique avec ce dont il est parlé, mais avec une compréhension moyenne de la parole échangée ; l’important n’est pas tant la chose que le mot, ce dernier revêtant une autorité telle qu’elle ratifie tout état de fait : “La chose est ainsi, parce qu’on le dit” (Heidegger, ibid.). Il y a donc une absence de sol du bavardage, le dit est en l’occurrence sans fondement, et vit de cette absence de vérification de la chose en son être. L’homme au jour le jour s’exprime de telle manière que sa parole tourne en circuit fermé, dans une pure et gratuite effusion d’elle-même. Le mot vit constamment dans le repli de soi hors d’une relation fondée avec les choses. Nous pouvons d’ailleurs prendre conscience de cette possibilité de repli du mot, et en abuser, dans le mensonge. Cacher une chose n’est pas seulement l’omettre, c’est aussi, la plupart du temps, la travestir pour la faire obéir à nos plans, ou l’anéantir en toute conscience. Dans le mensonge, je m’excepte du droit comme de la morale, le devoir de véracité, absolu, conditionnant aussi bien la possibilité d’une société d’hommes donnée que d’un “règne des fins” (cf. Kant, Fondements..., et, D’un prétendu droit de mentir par humanité ). Parvenu à la maîtrise souveraine des pouvoirs trompeurs du langage, je deviendrai sophiste, c’est-à-dire maître dans l’”art du simulacre” (Platon, in Sophiste, 183 c). La sophistique ne s’encombre pas de la connaissance des choses, elle séduit l’auditeur par des apparences de vérité, des apparences de science qui lui feront préférer, en cas de maladie, le sophiste au médecin avéré. Le sophiste donne chair au non-être, conduit à privilégier l’opinion fausse - celle qui donne des non-êtres pour existants - aux dépens du savoir fondé. Les choses sont alors balayées d’un mot, d’une parole paradoxale, qui, tel le serpent, se mord aveuglément la queue.
Le mot est pourtant notre voie d’accès éminente aux choses. La science elle-même n’est possible que dans la mesure où elle parvient à nommer des états de chose, à les baptiser, pour en distinguer les propriétés, mais, dans cet appétit de nomenclature, la science, le savoir plus généralement, n’arrachent-ils pas les choses à l’indivis du monde pour en abstraire artificiellement des qualités qu’il faudra confirmer, le monde n’est-il pas un désordonné rebelle à toute typologie? Plus précisément, et pour asseoir notre affirmation rapide sur la spécificité du savoir scientifique, nous recourrons aux recherches de M. Foucault, dans Les mots et les choses. Au chapitre IV de cet ouvrage (”Parler”), M. Foucault écrit que le discours classique consiste pour l’essentiel dans l’attribution d’un nom aux choses, nom qui est censé épuiser l’être de la chose. Parler ou écrire n’est alors qu’acheminement vers l’acte central de la nomination1. L’histoire naturelle se fait jour véritablement à cette époque, puisqu’elle postule une correspondance entre les mots et les choses: on ne voit que ce que l’on peut dire, car le nom découpe au préalable la réalité en choses distinctes qui s’inséreront elles-mêmes dans des taxinomies. Pendant la Renaissance, l’étrangeté animale donne lieu au spectacle (joutes, fêtes foraines, reconstitutions légendaires, etc.), la nomenclature de l’âge classique (XVIIème) substitue à cette exposition circulaire l’étalement des choses (vivantes ou non) en tableaux. Un problème subsiste alors : la richesse de la nature peut-elle se résoudre en nomenclatures si diversifiées soient-elles, et un individu, une chose, singuliers, trouveront-ils leur place dans de telles classifications générales qui présupposent que le monde est fait pour entrer dans des classifications, présupposition qui n’est pas elle-même élucidée? Ce à quoi nous confronte l’essence de toute nomenclature n’est en fin de compte que l’adéquation du nom à la chose nommée : le nom, en tant qu’universel, ne nomme pas l’ici et le maintenant particuliers, cette chose-ci ou cette chose-là, il nomme un genre de choses, la multiplicité des choses qui se recoupent globalement dans une définition commune. Et Bonnefoy de nous confirmer dans l’idée que le mot occulte la chose et son évidence: “Pourquoi les mots nous dérobent-ils l’évidence: (...) c’est parce que les notions ne retiennent jamais qu’un aspect des choses, ce qui substitue une image abstraite, et discontinue, à l’immédiateté infinie ; et parce que marier des notions, dans le discours, c’est donc s’éloigner toujours plus de l’instant d’émerveillement, qui ne sait, lui, et ne veut savoir, que l’évidence. Dénommer, c’est ainsi détruire”2.

A ce moment de notre réflexion, le mot paraît ne pas convenir à l’apparition de la chose. Nous nous satisfaisons quotidiennement d’une relation confuse avec ce qui est, pour nous enclore dans le cercle fermé du langage se parlant sans référence à la vérité des choses, ou encore, nous faisons violence à l’indivis du monde pour le catégoriser abruptement, en faisant fi de la chose particulière, rétive à la généralité de la notion. Faut-il pour autant prôner le mutisme, ou discréditer les pouvoirs expressifs du langage? S’il y a un monde, des choses, de l’inexprimable même, leur existence n’incombe-t-elle à ma possibilité de les (dé)dire, cet écart entre moi et le monde, qui permet que lui et moi soyons, n’est-il pas la distance qui court le langage lui-même?

S’il y a des choses, c’est que nous, hommes, sommes capables d’instituer entre le monde et nous-mêmes une ligne de partage, une distance qui marque le fait que, certes, nous appartenons indéfectiblement au monde, que notre être est être-au-monde, mais que cette appartenance n’est pas fusion totale. Seul l’animal peut se fondre dans le monde, mais c’est au prix d’un aveuglement sur ce qu’il est, d’une fascination qui ne le fait vivre que dans l’instant sans horizon temporel, alors que l’homme vit dans le temps et se révèle même capable de l’anticiper jusqu’à penser sa mort. S’il y a des choses, c’est que nous avons établi une partition entre le monde et nous-mêmes, les choses se définissant comme des entités plus ou moins isolées, différenciées de nous. Cette distance ne serait-elle pas rendue possible par le pouvoir qui nous est dévolu de nommer les choses, auquel cas le nom ne serait pas que le baptême de la chose - le don d’un nom à ce qui n’en possédait pas encore, pour le reconnaître - mais l’advenue à l’être de la chose, en tant que cette dernière est ce qui se tient à distance? Dans son article, Distance, aspect, origine 3, M. Foucault défend une telle thèse, en mettant en lumière les caractéristiques essentielles de la fiction : “Il n’y a pas fiction parce que le langage est à distance des choses ; mais le langage, c’est leur distance, la lumière où elles sont et leur inaccessibilité, le simulacre où se donne seulement leur présence (...)” (p. 22). Les thèses de psychologues comme Piaget, ou certains textes de Barthes (cf. Le message photographique, in L’obvie et l’obtus ), affirment cette même idée : non seulement j’aperçois la chose dans une distance aménagée par la capacité de donner du sens à ce qui est, et la chose n’est que ce qui se tient dans cette distance par rapport à moi, mais, en outre, ma perception est elle-même structurée par des “catégories verbales”, autrement dit, la vision, par exemple, s’effectue selon certains axes de connaissance, eux-mêmes déterminés par la possibilité du dire: la connaissance médicale (qui consiste pour l’essentiel dans la nomination des entités organiques, dans leur différenciation, etc.) me permettra d’apercevoir distinctement les poumons sur une radiographie, là où l’ignorant ne verra, pour sa part, qu’un nuage grisâtre - cette vision de l’homme de connaissance aura, pourtant, pour lui, l’évidence d’une vision habituelle4. De la sorte, si les mots cachent les choses, cette occultation présuppose un lien unissant nativement les mots et les choses: les mots font être, font naître, les choses en tant que telles (ce qui ne signifie pas que les mots créent l’existence, mais dessinent des contours, des “silhouettes”, font des coupes dans la masse indifférenciée de ce qui existe, pour que nous “voyions” des choses), et ils ont le pouvoir corrélatif de les renvoyer dans leur monde indivis d’origine - quand le mot est mensonger, ou vide5. Dans tous les cas, une telle occultation se produit sur le fond d’une présentification première des choses par les mots.
La prise de conscience de ce pouvoir de dévoilement du mot est ce à partir de quoi travaille le poète. Si le poète, bien souvent, et le philosophe à sa suite (Bergson, Heidegger...), vilipendent le mot usuel - cf. première partie - qui n’est qu’instrument de conquête d’une communication superficielle, une semblable critique n’a pas pour fin d’abolir le mot dans son entier, attendu que le mot ne se résume pas à l’usage que nous en faisons journalièrement. Si nous continuons la citation que nous faisions en fin de première partie, concernant le langage chez Y. Bonnefoy, nous lisons ceci: “Mais le contact avec l’origine n’en est pas perdu pour autant, car le mot isolé, ainsi vent ou pierre, nous dit parfois d’un seul coup cette réalité pré-verbale que la pensée a voilée de ses représentations approximatives”. La poésie a le pouvoir plus que paradoxal d’arracher le mot à la “loi du langage”, selon l’expression de Bonnefoy, c’est-à-dire à cette opacité du langage usuel à la chose et réciproquement: la poésie, en quelque sorte, rend le mot transparent à la chose en s’attachant à renouer avec l’immédiat, le pré-verbal ; elle tâche de retrouver le monde dans la prononciation qu’elle en fait, prononciation gratuite, sans visée d’usage quelconque. Dans le mot “vent” ou dans “pierre”, le poète renonce aux signifiés usagers (usagés), pour qu’enfin le mot retrouve sa parenté avec la chose, qu’il soit même la chose telle qu’elle se dit dans le langage par le biais du poète. Car si le mot dit la chose, c’est que l’homme a abdiqué la volonté de régner en souverain sur le langage, qu’il s’y est dédit, ainsi que l’écrit - notamment - René Char dans Fureur et mystère (Seuls demeurent ): “XXI En poésie c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous que nous nous trouvons engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires”. Les mots ne cachent les choses que dans la mesure où nous faisons des mots un écran entre nous et les choses, en faisant des mots l’annexe de notre pouvoir de domination des choses ; si nous concédons aux choses la “communication (...) entre elles” par un verbe qui nous échappe, si nous nous mettons à l’écoute de ce verbe sans l’arrière-pensée de l’assujettir, les choses sortent de leur ornière et se tiennent dans les mots. On pourrait essayer d’imaginer ce que serait un langage où les mots sont les choses qu’ils nomment. Il est probable qu’un tel langage se confondrait avec le silence, silence non pas de la négation du bruit, du son, ou de la parole, mais silence qui est réunion de tout ce qui s’ébruite, de même que la blancheur réunit la diversité des couleurs. Ce silence fut ambitionné par des philosophes (Merleau-Ponty), vécu par des poètes (Rimbaud), ou agissant à l’horizon de plus en plus proche d’une écriture (Beckett). Mais un tel silence n’est-il pas, paradoxalement, la fin de tout langage possible, puisque que ce dernier se constitue dans l’écart du sens, ne rejoint-il pas le mutisme fusionnel de l’animal?

Les problèmes soulevés par le sujet exhortent à la prudence, et exigent que nous distinguions des niveaux différents dans l’”utilisation” du langage.
Prudence pour que nous ne nous illusionnions pas sur la qualité de notre rapport avec le langage: la plupart du temps, notre rapport à la richesse du langage est médiocre, nous nous tenons dans le site du langage sans en prendre la mesure, nous nous satisfaisons d’un bavardage qui n’entretient lui-même qu’une relation très ténue avec les choses. En l’occurrence, le mot importe plus que la chose, le dire s’aveugle de sa propre force d’affirmation et renonce à se vérifier auprès des choses. La science, de même, accorde parfois trop d’importance au pouvoir structurant du nom, et plie le monde indivis aux exigences artificielles et restrictives de la grammaire des tableaux.
En distinguant un autre niveau d’utilisation du langage, on parvient à nuancer ce constat pessimiste: les choses, en leur être déterminé, sont rendues possibles par notre pouvoir de nomination. L’homme se tient dans une distance difficile à préciser - distance qui est aussi proximité - par rapport au monde, et, dans la constitution de cette distance, le langage, en tant que corps du sens, joue le rôle déterminant. Notre relation avec le monde est tout entière verbale. Cette verbalité est au principe de la poésie qui laisse la chose se dire dans les mots, grâce à l’humilité du poète se défaisant de la volonté de dominer le langage, jusqu’à ce que le langage soit fusion du mot et de la chose, synonymie parfaite du silence. A cet instant le regret pointe: il n’y a plus rien à dire, car tout se dit, sans nous - peut-être faut-il que le mot avorte toujours dans son effort d’expression adéquate des choses, pour que le langage, simplement, soit.

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