jeudi 7 juin 2007

L'Histoire

Quelques pistes sur l’histoire



- Se rappeler que l’histoire comprend deux acceptions : 1 - histoire au sens des événements qui se sont déroulés (les allemands parlent ici de Geschichte) ; 2 - l’histoire au sens du savoir concernant ces événements (en allemand : Historie). Savoir toujours dans quelle acception vous vous placez lorsque vous employez le terme.
- Se rappeler que la discipline de l’histoire (sens 2) est relativement récente : elle date d’Hérodote et Thucydide (Vème s. av. JC), inventeurs grecs de l’enquête historique. Elle est en outre étroitement dépendante d’une conception donnée du temps : les Grecs de l’Antiquité ne se posent pas, par exemple, la question du progrès historique, puisque leur conception du temps est celle d’une altération constante, d’une usure sans remède. Il faut attendre le XIXème siècle pour que la notion de progrès historique devienne courante dans le domaine philosophique, économique, etc. (cf. Hegel notamment ci-dessous) : l’homme voit le temps, dès le XIXème, comme ce sur quoi il a une maîtrise possible, cf. les notions voisines de productivité, de rentabilité, dans le domaine du travail à l’époque. Chez les Grecs de l’Antiquité, une telle notion de rentabilité n’a pas de sens : le temps est d’abord ce contre quoi il n’y a nul recours (cf. le destin tragique, Œdipe par ex.) et donc ce qu’il vaut mieux accepter (cf amor fati, amour du destin chez les stoïciens : il faut aller où le destin nous dit d’être, aimer notre destin, pour que nous ne soyons pas troublés par les revers de fortune, de cette fortune qui ne dépend pas de nous, et qui laisse entendre l’existence d’un cosmos providentiel où chaque chose a sa place, où nous devons trouver et respecter la nôtre).
- Au XIXème donc, Hegel invente la philosophie de l’histoire, même si auparavant d’autres penseurs ont conçu un sens de l’histoire (sens aux deux acceptions du terme : une intelligibilité, une direction) : cf. Bossuet, par ex., avec son Discours sur l’histoire universelle (fin XVIIème). Hegel pense, notamment dans La raison dans l’histoire, l’histoire comme réalisation de l’Esprit (on en a parlé en classe). L’Esprit, ou Esprit du monde, désigne en l’occurrence Dieu qui prend conscience de soi. Cette conscience de soi s’effectue à travers des civilisations successives (de l’Antiquité chinoise au monde germanique du XIXème siècle) qui sont autant d’“Esprits du peuple”, c’est-à-dire de compréhensions et de pratiques générales des domaines d’existence essentiels (droit, politique, religion, art, sciences, etc.) propres à une civilisation ou un Etat donnés. Les civilisations se succèdent et progressent dans ces compréhensions et pratiques, l’Esprit s’y reconnaît de plus en plus adéquatement, jusqu’au dernier Esprit du peuple, celui de la nation germanique, où l’Esprit du monde et l’Esprit du peuple coïncident enfin : nous sommes alors à la “fin de l’histoire”, non que plus rien n’advienne après cette coïncidence, mais les événements qui surviendront ne seront pas de nature à bouleverser l’essence de l’Etat, ou de la religion,... ils ne seront que des modifications contingentes d’un état de choses déjà présent au moment de la fameuse coïncidence. Dans ce contexte, comme l’écrit Hegel, c’est la raison qui gouverne le monde, non pas une raison personnelle, subjective, mais bien un sens immanent à l’histoire : l’histoire n’est pas le règne du chaos ou de l’aléatoire, mais celle du sens (aux deux acceptions sus-mentionnées). C’est l’Esprit qui fait l’histoire davantage que l’homme, ainsi les hommes ne font pas à proprement parler l’histoire (au sens 1 bien sûr), même les “grands hommes” selon le mot de Hegel : il y a une “ruse de la raison” qui est de se travestir en passion personnelle (la soif de conquête, de gloire subjective, ...) pour d’autant mieux se réaliser ; de même l’homme utilise parfois la nature contre la nature (fabriquer une maison de bois contre la pluie), de même la raison, ou l’Esprit, utilise la passion pour dépasser la passion et son étroitesse égoïste, ainsi “rien de grand ne s’est accompli de grand dans le monde sans passion”, écrit Hegel.
- Hegel est le grand philosophe de l’histoire, on peut néanmoins essayer de lui opposer une vue moins universaliste. Celle de Nietzche dans Considérations inactuelles (parfois traduit : intempestives) sur l’histoire peut convenir. La thèse en est simple : un trop grand sens historique nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir. L’homme doit savoir oublier le passé pour vivre, dans le cas contraire le passé finit par étouffer l’homme, l’empêcher d’agir, etc. Pour Nietzsche, le fondement de l’histoire n’est pas le sens ou la raison, contrairement à ce qu’écrit Hegel, le fondement de l’histoire est la passion, le crime, la pure puissance de la vie qui se déploie hors de toute considération morale, qui n’a de critère que sa pure et simple effusion. Le “grand homme” lui-même agit dans cette atmosphère d’“antihistoricité”, d’oubli au sens positif voire actif du terme, il modèle l’histoire comme de l’extérieur, sans souci du sens ou de l’universel, dans l’aveuglement fatal de la vie. Il faut donc soi-même avoir un rapport plus vivant à l’histoire (aux deux sens du terme) : un phénomène historique ne se prête pas à l’étude, à la science, car il perd alors de cette vie qui l’a rendu possible.
- Quelques remarques plus contemporaines et presque de méthodologie historique pour finir. Paul Veyne (historien tjs vivant) donne quelques éléments du travail de l’historien dans Comment on écrit l’histoire. L’histoire (sens 2) procède par analyse de traces, de documents : on n’accède jamais directement, même si l’on en est le témoin oculaire, à l’événement historique ; on n’en voit que des facettes, des bribes, des traces. Aussi l’histoire se fabrique-t-elle comme recoupement de ces traces, de ces documents selon la cohérence d’un récit. En tant que récit, l’histoire (tjs au sens de la discipline du savoir) n’explique pas, contrairement aux sciences dites “dures” (physique, biologie, ...), elle décrit, même lorsqu’elle dit expliquer la révolution française par exemple : elles donnent les circonstances de tels ou tels actes, elle n’en donne pas la loi universelle et rationnelle. De la sorte, la philosophie à la mode hégélienne, pour ce qui concerne l’histoire, paraît utopique : nous ne disposons pas, nous l’avons dit, de vue totale de l’événement historique, encore moins de la somme complète des événements historiques : nous ne pouvons donner que des biais de lecture de telle “histoire de...” : histoire de la politique dans le XIXème siècle français, histoire du sport au XXème siècle, etc., biais qui, additionnés, ne nous donneront pas l’intégralité de l’histoire humaine.
Par ailleurs, comme le remarque le philosophe italien (tjs vivant) Gianni Vattimo dans La Société transparente, l’ère des mass-media fait que nous sommes partout dans le monde instantanément. En droit nous pourrions constituer par ces moyens une histoire universelle de l’humanité mais en fait nous assistons à l’implosion de ce concept et de celui, attenant, de progrès historique : nous ne parvenons plus (cf. journal télévisé) à démêler ce qui est historique de ce qui ne l’est pas, le sens global de l’histoire se perd dans la dissémination infinie des points de vue.

dimanche 13 mai 2007

Méthodologie

Rappels méthodologiques



Ne pas oublier qu’une méthode est d’abord constituée par le mouvement propre du contenu de démonstration, elle n’est rien d’autre que ce contenu qui progresse logiquement. Aussi, les méthodologies, qui prétendent pointer ce qu’il faut écrire ou produire comme argument à telle ou telle ligne, à tel paragraphe, ne valent pas grand-chose et n’incitent qu’à oublier votre pensée au profit d’un moule impersonnel forcément réducteur. Le plan n’est pas surajouté à vos idées, il en provient. C’est à dessein que je ne tomberai pas dans les excès de la “recette-miracle”. Je me bornerai donc ici à quelques rappels formels. Je distinguerai quatre points généraux qui forment les minima d’un raisonnement cohérent, et laisserai de côté ce qui me paraît acquis.

-Analyser le sujet : ne pas se laisser déconcerter par la formulation du sujet, parfois abrupte ou étonnante. Trouver à quels thèmes de pensée, à quelles notions, le sujet renvoie. Mais respecter cette formulation : elle doit réapparaître dans l’intro., et non remplacée par un équivalent plus ou moins sûr. S’il y a deux notions dans le sujet (travailler rend-il heureux ? par ex. où travail et bonheur sont mis en jeu), ne jamais scinder le sujet, toujours le traiter dans son unité même si celle-ci passe par la conjonction ou le désaccord des deux notions en question. Pour trouver la problématique, analyser notamment la formule contradictoire du sujet (“le travail est-il une servitude” devient : “le travail libère-t-il”, etc.) tout en rapportant cette analyse du contradictoire au sujet lui-même. C’est dans le hiatus entre ces deux formulations que se déploie la problématique, partiellement. Cette problématisation se déploiera avec l’analyse précise des termes du sujet - examinez-en les multiples acceptions, quitte à n’en retenir qu’une faible proportion, et ce, dans l’intro. ou/et en début de développement. Ne faites jamais l’économie de cette analyse des termes : c’est souvent le défaut de cette analyse qui explique la faiblesse d’une argumentation, l’absence d’une troisième partie, etc. Veillez à ce que cette définition ne soit pas tautologique (A=A, du genre : le bonheur c’est être heureux), mais analytique, creusée... N’oubliez pas à cet effet les distinctions conceptuelles : souvent c’est par contraste avec un autre concept qu’un concept se définit au plus précis (ex. contingence/nécessité).
-Présenter le plan : en dissertation, ou en commentaire, cela ne signifie pas écrire: “premièrement”, “dans une première partie”, et autres formules de collégien. Privilégiez l’élégance: “Nous verrons ainsi”, etc. De même, n’entrez pas en contradiction avec vous-même dès cette partie liminaire, n’écrivez pas une chose et son contraire: “Nous verrons que nous pouvons renoncer à la liberté, puis nous verrons que nous ne pouvons pas renoncer à la liberté”... Ceci atteste simplement que la copie sera mauvaise puisque manquant d’une cohérence élémentaire, et manifestant que vous n’avez pas compris que thèse et antithèse ne sont pas la contradiction l’une de l’autre, mais les étapes d’un approfondissement progressif de votre pensée. Il est évident que ce plan devra être suivi dans le détail, ce qui suppose qu’il soit pleinement achevé sur le brouillon. Ne vous fiez pas à l’inspiration de dernière minute, qui ne conduit la plupart du temps qu’à un bavardage plus ou moins intelligible.
-Raisonner n’est pas réciter: Traiter un sujet signifie penser et raisonner à son propos. Par conséquent, le plan ne peut être énumératif (ensuite, après, etc.) car l’énumération se passe très - trop - bien du raisonnement et de la réflexion. Il faut chercher les connexions logiques, fussent-elles sous-entendues: de la sorte, or, donc, par conséquent, cependant, ... - qui donnent de l’élan à la pensée, et de la précision. Cet élan commande un cheminement du simple (l’opinion commune) à l’abstrait (le concept philosophique), cheminement qui est celui du plan dans son entier, que vous ayez choisi le commentaire ou la dissertation. Il faut, pour raisonner, et bâtir une démonstration, garder constamment le sujet en vue, en rappeler la formulation, pour le croiser et ne pas évoluer parallèlement à lui - ce qui aboutit tôt ou tard au hors-sujet, insensiblement. Croiser le sujet requiert de se refuser à réciter : disserter (voire commenter) est plus aisé quand on possède une certaine culture, mais cette dernière n’est pas la condition suffisante d’un raisonnement pertinent. Les auteurs ne doivent être invités qu’à illustrer votre pensée, ou à lui donner un coup d’envoi vers l’abstraction, ils ne doivent pas être cités pour la beauté de la citation ou de la référence, par apparat, mais par nécessité logique, ou pour préciser votre pensée. Trop d’élèves succombent à l’envie de cette récitation et ne rendent alors qu’une copie généralement trop longue, indigeste, sans plan et sans clarté de raisonnement, quand ils ne tombent pas hors du sujet, croyant pourtant avoir réussi. C’est votre capacité de raisonnement, de problématisation, et d’écriture, qui sera jugée. Résultat formel de ceci : l’exemple ou l’anecdote doivent être utilisés modérément, et ne pas vous servir à remplir la page, ils ne valent que dans le cours du raisonnement - On ne commence jamais un paragraphe par un auteur (Selon Hegel, ...) puisqu’il n’est cité que pour son utilité dans le raisonnement - Pas d’affirmation gratuite (l’homme est mauvais, etc.), mais des jugements nuancés succédant à la démonstration - Pas trop de paragraphes en une page (3 au maximum), mais il faut aérer le développement - Des transitions entre les parties (dix lignes environ) qui mettent au jour la nécessité de poursuivre le raisonnement - De la clarté : aussi bien dans la présentation du devoir que dans le raisonnement (sachez renoncer à certaines idées qui s’inséreraient mal dans le développement, pour préserver l’unité de ce dernier), et donc de la concision (aller à l’essentiel, ce qui n’est pas être elliptique). Il est bon que la rigueur du plan soit manifeste dans la rigueur et la clarté de la présentation de la copie. Soigner les alinéas y contribuera.

Conclure: la conclusion n’est pas un descriptif extérieur du développement, qui n’en rappellerait que les grands titres, mais la réinscription du contenu de votre démonstration dans une réponse directe au sujet, voire aux questions posées dans votre introduction. Elle peut être aussi l’exhibition de l’impensé qui a conduit la réflexion : comment on a été dirigé sur telle ou telle voie de réflexion. Pour le commentaire, il s’agit de rappeler l’intérêt philosophique du texte, et non d’imiter une conclusion de dissertation. Si vous y parvenez, trouvez un débouché à tout votre devoir, mais là n’est pas l’essentiel. Surtout veillez à ne pas poser en conclusion une question relevant de l’introduction. Soignez particulièrement cette conclusion, sa cohérence, sa progression par rapport à l’introduction : elle est ce par quoi, naturellement, le correcteur achève sa lecture et parachève son impression d’ensemble.

NB - Sur le commentaire :

Dans le commentaire, n'oubliez pas de citer le texte, ne faites pas une dissertation qui parlerait du texte en le citant parfois (voire pas du tout), le texte ne doit jamais devenir un prétexte à un développement qui ne le concerne pas de près : le commentaire ne sert qu'à expliquer le texte, c'est une évidence que peu d'élèves, étonnamment, prennent en compte. Pour ce faire, repérer les concepts centraux, et surtout définissez-les : le texte doit être clair à une dernière lecture, c'est-à-dire élucidé dans tous ses aspects problématiques, à commencer par ses termes spécifiques. Si, relisant le texte, vous ne lui trouvez pas cette clarté à la fin de votre commentaire c'est que celui-ci est raté. Un truc pour être dans le texte : commencez par le résumer avec vos propres mots, phrase après phrase, au brouillon. Ce simple résumé vous mettra le texte en tête et vous manifestera ses difficultés principales. N'oubliez pas que le commentaire, de même que la dissertation, demande une problématique, un ensemble coordonné de trois ou quatre questions auxquelles il faut répondre ; et, de même, une présentation de plan (trois parties si possible) : ne dites surtout pas que vous allez faire un commentaire linéaire, même si, dans les faits, il faut suivre à peu près l'ordre du texte mais selon des axes principaux, des concepts centraux, qu'il vous revient de mettre au jour et d'utiliser comme grille de lecture. La conclusion du commentaire devra, quant à elle, comme en dissertation, répondre aux questions posées en problématique, et donner l'intérêt philosophique du texte : quelle est son originalité sur le sujet traité, ce qu'il nous a appris de neuf philosophiquement, etc.

Les mots cachent-ils les choses ?

Les mots cachent-ils les choses ?
(un exemple de dissertation)




Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau nous renseigne sur l’évolution des langues primordiales vers toujours plus de rudesse ou d’articulation: les langues primitives étaient des langues chantantes, spécifiques à l’individu qui en usait par la voix. Avec l’écriture, les langues se sont dépoétisées, dévocalisées pour atteindre à plus d’exactitude dans l’expression des choses. Par là même, le langage est devenu comme extérieur à l’homme, un instrument parmi d’autres, certes fiable mais impersonnel.
Qu’en est-il résulté pour notre relation au monde? Le monde s’est-il éloigné de l’homme qui entreprit de le dominer, dès lors que la compréhension du langage fut affaire d’apprentissage et non plus de sensibilité, ou, au contraire, les mots, consacrant une nouvelle acuité de vue, ont-ils permis de nouer avec les choses une relation de proximité que l’homme balbutiant ne pouvait qu’ignorer? Nommer les choses est-ce détruire leur indépendance d’être, ou la chose n’est-elle que d’être nommée, le nom constituant l’instance première par laquelle l’homme parvient à prendre distance par rapport à l’ensemble des choses?
En somme, les mots cachent-ils les choses?


Une esquisse de réponse au sujet peut consister en une observation familière: l’être humain ne se tient pas expressément dans le site du langage, il ne mesure pas les enjeux ou les implicites de sa parole, de la possibilité de la parole, il use du langage comme bon lui semble, et néglige même les ressources que confère une parole “maîtrisée”. En d’autres termes, l’homme du commun “bavarde” plus qu’il ne “parle”, et ce bavardage est une voie de fermeture aux choses : Heidegger, dans Etre et temps (chap. 35 -”le bavardage”) définit ainsi le bavardage : “On comprend moins l’étant dont il est parlé que l’on n’entend seulement déjà le parlé comme tel. C’est celui-ci qui est compris, tandis que le ce-sur-quoi ne l’est qu’approximativement, et au passage (...)”. Deux interlocuteurs bavardant ne partagent pas une relation authentique avec ce dont il est parlé, mais avec une compréhension moyenne de la parole échangée ; l’important n’est pas tant la chose que le mot, ce dernier revêtant une autorité telle qu’elle ratifie tout état de fait : “La chose est ainsi, parce qu’on le dit” (Heidegger, ibid.). Il y a donc une absence de sol du bavardage, le dit est en l’occurrence sans fondement, et vit de cette absence de vérification de la chose en son être. L’homme au jour le jour s’exprime de telle manière que sa parole tourne en circuit fermé, dans une pure et gratuite effusion d’elle-même. Le mot vit constamment dans le repli de soi hors d’une relation fondée avec les choses. Nous pouvons d’ailleurs prendre conscience de cette possibilité de repli du mot, et en abuser, dans le mensonge. Cacher une chose n’est pas seulement l’omettre, c’est aussi, la plupart du temps, la travestir pour la faire obéir à nos plans, ou l’anéantir en toute conscience. Dans le mensonge, je m’excepte du droit comme de la morale, le devoir de véracité, absolu, conditionnant aussi bien la possibilité d’une société d’hommes donnée que d’un “règne des fins” (cf. Kant, Fondements..., et, D’un prétendu droit de mentir par humanité ). Parvenu à la maîtrise souveraine des pouvoirs trompeurs du langage, je deviendrai sophiste, c’est-à-dire maître dans l’”art du simulacre” (Platon, in Sophiste, 183 c). La sophistique ne s’encombre pas de la connaissance des choses, elle séduit l’auditeur par des apparences de vérité, des apparences de science qui lui feront préférer, en cas de maladie, le sophiste au médecin avéré. Le sophiste donne chair au non-être, conduit à privilégier l’opinion fausse - celle qui donne des non-êtres pour existants - aux dépens du savoir fondé. Les choses sont alors balayées d’un mot, d’une parole paradoxale, qui, tel le serpent, se mord aveuglément la queue.
Le mot est pourtant notre voie d’accès éminente aux choses. La science elle-même n’est possible que dans la mesure où elle parvient à nommer des états de chose, à les baptiser, pour en distinguer les propriétés, mais, dans cet appétit de nomenclature, la science, le savoir plus généralement, n’arrachent-ils pas les choses à l’indivis du monde pour en abstraire artificiellement des qualités qu’il faudra confirmer, le monde n’est-il pas un désordonné rebelle à toute typologie? Plus précisément, et pour asseoir notre affirmation rapide sur la spécificité du savoir scientifique, nous recourrons aux recherches de M. Foucault, dans Les mots et les choses. Au chapitre IV de cet ouvrage (”Parler”), M. Foucault écrit que le discours classique consiste pour l’essentiel dans l’attribution d’un nom aux choses, nom qui est censé épuiser l’être de la chose. Parler ou écrire n’est alors qu’acheminement vers l’acte central de la nomination1. L’histoire naturelle se fait jour véritablement à cette époque, puisqu’elle postule une correspondance entre les mots et les choses: on ne voit que ce que l’on peut dire, car le nom découpe au préalable la réalité en choses distinctes qui s’inséreront elles-mêmes dans des taxinomies. Pendant la Renaissance, l’étrangeté animale donne lieu au spectacle (joutes, fêtes foraines, reconstitutions légendaires, etc.), la nomenclature de l’âge classique (XVIIème) substitue à cette exposition circulaire l’étalement des choses (vivantes ou non) en tableaux. Un problème subsiste alors : la richesse de la nature peut-elle se résoudre en nomenclatures si diversifiées soient-elles, et un individu, une chose, singuliers, trouveront-ils leur place dans de telles classifications générales qui présupposent que le monde est fait pour entrer dans des classifications, présupposition qui n’est pas elle-même élucidée? Ce à quoi nous confronte l’essence de toute nomenclature n’est en fin de compte que l’adéquation du nom à la chose nommée : le nom, en tant qu’universel, ne nomme pas l’ici et le maintenant particuliers, cette chose-ci ou cette chose-là, il nomme un genre de choses, la multiplicité des choses qui se recoupent globalement dans une définition commune. Et Bonnefoy de nous confirmer dans l’idée que le mot occulte la chose et son évidence: “Pourquoi les mots nous dérobent-ils l’évidence: (...) c’est parce que les notions ne retiennent jamais qu’un aspect des choses, ce qui substitue une image abstraite, et discontinue, à l’immédiateté infinie ; et parce que marier des notions, dans le discours, c’est donc s’éloigner toujours plus de l’instant d’émerveillement, qui ne sait, lui, et ne veut savoir, que l’évidence. Dénommer, c’est ainsi détruire”2.

A ce moment de notre réflexion, le mot paraît ne pas convenir à l’apparition de la chose. Nous nous satisfaisons quotidiennement d’une relation confuse avec ce qui est, pour nous enclore dans le cercle fermé du langage se parlant sans référence à la vérité des choses, ou encore, nous faisons violence à l’indivis du monde pour le catégoriser abruptement, en faisant fi de la chose particulière, rétive à la généralité de la notion. Faut-il pour autant prôner le mutisme, ou discréditer les pouvoirs expressifs du langage? S’il y a un monde, des choses, de l’inexprimable même, leur existence n’incombe-t-elle à ma possibilité de les (dé)dire, cet écart entre moi et le monde, qui permet que lui et moi soyons, n’est-il pas la distance qui court le langage lui-même?

S’il y a des choses, c’est que nous, hommes, sommes capables d’instituer entre le monde et nous-mêmes une ligne de partage, une distance qui marque le fait que, certes, nous appartenons indéfectiblement au monde, que notre être est être-au-monde, mais que cette appartenance n’est pas fusion totale. Seul l’animal peut se fondre dans le monde, mais c’est au prix d’un aveuglement sur ce qu’il est, d’une fascination qui ne le fait vivre que dans l’instant sans horizon temporel, alors que l’homme vit dans le temps et se révèle même capable de l’anticiper jusqu’à penser sa mort. S’il y a des choses, c’est que nous avons établi une partition entre le monde et nous-mêmes, les choses se définissant comme des entités plus ou moins isolées, différenciées de nous. Cette distance ne serait-elle pas rendue possible par le pouvoir qui nous est dévolu de nommer les choses, auquel cas le nom ne serait pas que le baptême de la chose - le don d’un nom à ce qui n’en possédait pas encore, pour le reconnaître - mais l’advenue à l’être de la chose, en tant que cette dernière est ce qui se tient à distance? Dans son article, Distance, aspect, origine 3, M. Foucault défend une telle thèse, en mettant en lumière les caractéristiques essentielles de la fiction : “Il n’y a pas fiction parce que le langage est à distance des choses ; mais le langage, c’est leur distance, la lumière où elles sont et leur inaccessibilité, le simulacre où se donne seulement leur présence (...)” (p. 22). Les thèses de psychologues comme Piaget, ou certains textes de Barthes (cf. Le message photographique, in L’obvie et l’obtus ), affirment cette même idée : non seulement j’aperçois la chose dans une distance aménagée par la capacité de donner du sens à ce qui est, et la chose n’est que ce qui se tient dans cette distance par rapport à moi, mais, en outre, ma perception est elle-même structurée par des “catégories verbales”, autrement dit, la vision, par exemple, s’effectue selon certains axes de connaissance, eux-mêmes déterminés par la possibilité du dire: la connaissance médicale (qui consiste pour l’essentiel dans la nomination des entités organiques, dans leur différenciation, etc.) me permettra d’apercevoir distinctement les poumons sur une radiographie, là où l’ignorant ne verra, pour sa part, qu’un nuage grisâtre - cette vision de l’homme de connaissance aura, pourtant, pour lui, l’évidence d’une vision habituelle4. De la sorte, si les mots cachent les choses, cette occultation présuppose un lien unissant nativement les mots et les choses: les mots font être, font naître, les choses en tant que telles (ce qui ne signifie pas que les mots créent l’existence, mais dessinent des contours, des “silhouettes”, font des coupes dans la masse indifférenciée de ce qui existe, pour que nous “voyions” des choses), et ils ont le pouvoir corrélatif de les renvoyer dans leur monde indivis d’origine - quand le mot est mensonger, ou vide5. Dans tous les cas, une telle occultation se produit sur le fond d’une présentification première des choses par les mots.
La prise de conscience de ce pouvoir de dévoilement du mot est ce à partir de quoi travaille le poète. Si le poète, bien souvent, et le philosophe à sa suite (Bergson, Heidegger...), vilipendent le mot usuel - cf. première partie - qui n’est qu’instrument de conquête d’une communication superficielle, une semblable critique n’a pas pour fin d’abolir le mot dans son entier, attendu que le mot ne se résume pas à l’usage que nous en faisons journalièrement. Si nous continuons la citation que nous faisions en fin de première partie, concernant le langage chez Y. Bonnefoy, nous lisons ceci: “Mais le contact avec l’origine n’en est pas perdu pour autant, car le mot isolé, ainsi vent ou pierre, nous dit parfois d’un seul coup cette réalité pré-verbale que la pensée a voilée de ses représentations approximatives”. La poésie a le pouvoir plus que paradoxal d’arracher le mot à la “loi du langage”, selon l’expression de Bonnefoy, c’est-à-dire à cette opacité du langage usuel à la chose et réciproquement: la poésie, en quelque sorte, rend le mot transparent à la chose en s’attachant à renouer avec l’immédiat, le pré-verbal ; elle tâche de retrouver le monde dans la prononciation qu’elle en fait, prononciation gratuite, sans visée d’usage quelconque. Dans le mot “vent” ou dans “pierre”, le poète renonce aux signifiés usagers (usagés), pour qu’enfin le mot retrouve sa parenté avec la chose, qu’il soit même la chose telle qu’elle se dit dans le langage par le biais du poète. Car si le mot dit la chose, c’est que l’homme a abdiqué la volonté de régner en souverain sur le langage, qu’il s’y est dédit, ainsi que l’écrit - notamment - René Char dans Fureur et mystère (Seuls demeurent ): “XXI En poésie c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous que nous nous trouvons engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires”. Les mots ne cachent les choses que dans la mesure où nous faisons des mots un écran entre nous et les choses, en faisant des mots l’annexe de notre pouvoir de domination des choses ; si nous concédons aux choses la “communication (...) entre elles” par un verbe qui nous échappe, si nous nous mettons à l’écoute de ce verbe sans l’arrière-pensée de l’assujettir, les choses sortent de leur ornière et se tiennent dans les mots. On pourrait essayer d’imaginer ce que serait un langage où les mots sont les choses qu’ils nomment. Il est probable qu’un tel langage se confondrait avec le silence, silence non pas de la négation du bruit, du son, ou de la parole, mais silence qui est réunion de tout ce qui s’ébruite, de même que la blancheur réunit la diversité des couleurs. Ce silence fut ambitionné par des philosophes (Merleau-Ponty), vécu par des poètes (Rimbaud), ou agissant à l’horizon de plus en plus proche d’une écriture (Beckett). Mais un tel silence n’est-il pas, paradoxalement, la fin de tout langage possible, puisque que ce dernier se constitue dans l’écart du sens, ne rejoint-il pas le mutisme fusionnel de l’animal?

Les problèmes soulevés par le sujet exhortent à la prudence, et exigent que nous distinguions des niveaux différents dans l’”utilisation” du langage.
Prudence pour que nous ne nous illusionnions pas sur la qualité de notre rapport avec le langage: la plupart du temps, notre rapport à la richesse du langage est médiocre, nous nous tenons dans le site du langage sans en prendre la mesure, nous nous satisfaisons d’un bavardage qui n’entretient lui-même qu’une relation très ténue avec les choses. En l’occurrence, le mot importe plus que la chose, le dire s’aveugle de sa propre force d’affirmation et renonce à se vérifier auprès des choses. La science, de même, accorde parfois trop d’importance au pouvoir structurant du nom, et plie le monde indivis aux exigences artificielles et restrictives de la grammaire des tableaux.
En distinguant un autre niveau d’utilisation du langage, on parvient à nuancer ce constat pessimiste: les choses, en leur être déterminé, sont rendues possibles par notre pouvoir de nomination. L’homme se tient dans une distance difficile à préciser - distance qui est aussi proximité - par rapport au monde, et, dans la constitution de cette distance, le langage, en tant que corps du sens, joue le rôle déterminant. Notre relation avec le monde est tout entière verbale. Cette verbalité est au principe de la poésie qui laisse la chose se dire dans les mots, grâce à l’humilité du poète se défaisant de la volonté de dominer le langage, jusqu’à ce que le langage soit fusion du mot et de la chose, synonymie parfaite du silence. A cet instant le regret pointe: il n’y a plus rien à dire, car tout se dit, sans nous - peut-être faut-il que le mot avorte toujours dans son effort d’expression adéquate des choses, pour que le langage, simplement, soit.

Exemple de dissertation sur autrui

La présence d’autrui permet-elle
d’éviter la solitude ?


La dénonciation de l’individualisme contemporain est devenue un lieu commun. Nous vivrions dans une société essentiellement technologique où les moyens de communication (télévision, téléphonie, internet, etc.) prolifèrent mais, paradoxalement, ne suscitent plus le rapprochement entre les personnes : l’ordinateur, par exemple, installe l’internaute dans son domicile et sa solitude en lui donnant l’impression illusoire de mener une vie sociale par le biais de l’écran.
Mais suffit-il de sortir du domicile, d’aller à la rencontre de l’autre, pour vaincre cette solitude qui paraît le lot d’un nombre croissant d’individus aujourd’hui ? On peut se demander si la nostalgie du visage de l’autre - nostalgie qui est le pendant de la dénonciation évoquée précédemment - n’est pas fabriquée : les hommes ont-ils connu des périodes où l’entente fût plus aisée, où la communication allât de soi, autorisant un vrai partage ? Ou bien l’individualisme n’est-il qu’une des multiples figures d’une solitude que nous ne parvenons pas à réduire ? Y a-t-il un vrai moment de présence d’autrui pour moi, et que signifie cette présence pour moi ? En somme la présence d’autrui permet-elle d’éviter la solitude ou accuse-t-elle encore celle-ci dans l’instant d’un face-à-face où chacun mesure sa différence avec l’autre ?
Nous tenterons de répondre à ces interrogations en analysant les possibilités pour le sujet d’entrer en contact avec autrui, d’établir un partage voire de fusionner avec lui. Mais nous verrons les limites et les dangers d’une telle communion et la nécessité d’une différence - donc d’une solitude - irréductible entre autrui et moi pour donner un sens à notre relation et lui garantir une spécificité éthique.

A première vue, l’homme n’est pas fait pour la solitude. Certes, il n’est pas dépendant de la collectivité comme le sont la fourmi ou l’abeille - chacune, dans la ruche ou la fourmillière, a sa spécialité ou son rôle qui ne servent en rien la survie individuelle mais n’ont de valeur qu’ajoutés à la spécialité des autres “ouvrières - mais il ne peut vivre dans une solitude totale dès le plus jeune âge : l’homme n’arrive pas à la naissance armé de pied en cap1, et ce contrairement à l’animal, il a besoin de la société de ses semblables pour se former. Il ne s’agit pas là de la simple nécessité d’une éducation mais bien de l’accès à l’humanité. Prenons le cas des “enfants sauvages” qui sont, en définitive, les seuls exemplaires d’une humanité vouée à la plus complète solitude. Lucien Malson, dans Les enfants sauvages, nous fait la description détaillée de ces enfants - dont les cas célèbres du “Sauvage de l’Aveyron”, de Gaspard Hauser, etc. -, enfants dérobés très jeunes à leurs parents ou perdus, qui deviennent enfants-loups, enfants-léopards, enfants-gazelles, enfants-sangliers, ... Pour l’immense majorité, ces enfants, récupérés par la société des hommes, ne parviennent jamais à acquérir la parole mais redeviennent progressivement bipèdes. L’auteur d’ajouter : “Il faudrait admettre que les hommes ne sont pas des hommes hors de l’ambiance sociale, puisque ce qu’on considère être leur propre, tel le rire ou le sourire, jamais n’éclaire le visage des enfants isolés”. Seules des émotions plus frustes, et qui sont aussi l’apanage, dans une certaine mesure, de l’animal, peuvent les agiter : colère, impatience... De ces observations, Lucien Malson retire la confirmation de la pensée sartrienne existentialiste : il n’y a pas de nature humaine, l’homme n’a pas d’instinct spécifique à la naissance, il est d’une réalité tellement plastique que celle-ci se moule sur les conditions de la naissance - si l’enfant naît parmi les loups, rien de son humanité ne sera préservé par cette coexistence avec l’animal, alors que le loup qui naît parmi les hommes, même domestiqué, garde à l’état au moins latent les instincts de son espèce. Romulus et Remus ne sont vraiment que des figures légendaires qui illustrent la croyance mythique en l’existence d’une nature humaine inaccessible à la circonstance et, au sens sartrien, à l’existence.
Ce dépérissement de l’humanité en l’homme par la solitude peut être observé chez l’adulte aussi bien que chez l’enfant : le fait-divers à l’origine du Robinson Crusoë de Daniel Defoe, un marin échoué pendant plusieurs années sur une île isolée, dit la régression du marin en question, l’incapacité dans laquelle il était de formuler une phrase à son retour parmi les hommes. Chez Michel Tournier (Vendredi ou les limbes du Pacifique), Robinson mesure en lui les ravages de la solitude (Robinson tient en effet un Log-Book, un journal de bord), et il éprouve toutes les difficultés à résister à l’envie tenace de succomber à l’aveuglement, à l’oubli de la terre en se roulant dans la souille ou en se blotissant dans l’alcôve naturelle fabriquée par une grotte profonde, alcôve qui est comme un œuf dans lequel Robinson éprouve la tentation de se replier dans une vie prénatale, sans peur, sans émotion. La solitude est telle, dans ces instants, qu’elle se désire plus profonde encore, qu’elle se creuse elle-même, jusqu’à ce que l’homme soit si seul qu’il n’est même plus avec lui-même. Il redevient pierre parmi les pierres, il se dissout dans la terre. Et alors, nous dit M. Tournier, la nuit qui règne dans la grotte se transforme en une douce lumière2. Il faudra Vendredi pour que Robinson redevienne vraiment un homme.
Il n’en reste pas moins que la présence d’autrui ne va pas de soi. Vendredi est souvent pour Robinson un fardeau et Robinson en vient, chez Tournier, à regretter son ancienne solitude, jusqu’à ne plus désirer retourner parmi les siens. Kant a bien vu cette ambivalence des relations entre autrui et moi, notamment dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Dans la Quatrième proposition de l’ouvrage, Kant montre qu’il y a un double mouvement en l’homme : l’homme est d’une part poussé à vivre en société, il ne peut se passer des autres ; mais d’autre part, ses relations avec autrui se font souvent sur le mode du conflit ou de l’opposition. La société est donc constamment menacée de destruction, elle oscille entre maintien et destruction. Cette “insociable sociabilité” de l’homme est le nerf du progrès collectif : l’insociabilité de l’homme l’empêche de s’endormir dans une paix superficielle, la violence qui l’agite est la même que celle qui préside à toute vraie éducation contraignant l’animal en nous. De même, dit Kant, deux arbres pousseront plus vigoureusement l’un à côté de l’autre dans la concurrence pour recueillir les rayons du soleil qu’isolés dans une vaste plaine. En l’occurrence, la présence d’autrui nous permet non seulement d’éviter la solitude mais elle est le ferment d’une émulation nécessaire qui incite l’homme à progresser encore sur la voie d’une humanité qui n’est jamais définitivement acquise. La discorde entre les hommes, répréhensible du point de vue individuel, l’est beaucoup moins du point de vue collectif, selon Kant, elle fait avancer l’Histoire. On comprend ainsi que la présence d’autrui rompt la solitude mais, en outre, qu’une présence excessive a aussi son intérêt éducatif...

Nous avons vu que la présence d’autrui est nécessaire pour l’accession de l’homme à sa propre humanité : l’homme, contrairement à l’animal, est “sans qualités”, purement virtuel ; il n’a pas d’instincts prédéterminés, pas de nature qui lui donne à la naissance la possibilité d’entrer seul en possession de soi. Les enfants sauvages attestent que l’humanité est d’abord un espace vacant qui ne sera déterminé que par la suite, dans la coexistence avec autrui. Ce dernier nous exhorte à l’humanité ainsi qu’au progrès sur cette ligne de fuite.
Pour autant, et notre analyse de Kant nous mène logiquement à ce questionnement, ne sommes-nous pas en droit de reconnaître en la solitude le principe d’une réelle communication avec autrui ? Que lui dire et que partager avec lui si nous ne pouvons garder une relative indépendance ? Et même : cette volonté sempiternelle de briser la solitude ne masque-t-elle pas qu’il n’y a de relation entre autrui et moi que par le fait d’une différence irréductible entre nous ?

Rappelons d’abord le caractère dangereux de l’homme quand il rompt sa solitude jusqu’à faire corps avec autrui. Cette manière de groupe est habituellement reconnue comme foule. Freud a brossé une psychologie des foules dans ses Essais de psychanalyse - cf. l’article Psychologie des foules et analyse du moi, paru en 1921. Il y reprend en préambule la célèbre étude de Gustave Le Bon, Psychologie des Foules (publiée au début du XXème siècle), et en marque la force d’évidence. Le Bon rappelle d’abord combien l’individu isolé et le même individu en foule sont différents. Dans la foule, les particularités individuelles s’estompent, et c’est l’inconscient formant la base commune sur laquelle s’appuient les différences individuelles qui émerge à la lumière. Le sentiment de la responsabilité s’évanouit dans la masse anonyme et une certaine griserie, due à la puissance du nombre, s’empare de chacun. En somme, comme l’écrit Le Bon, “par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare”. Autrement dit, l’affectivité de l’individu est exaltée dans la foule et son intellectualité amoindrie dans les mêmes proportions : les interdits moraux émis par la société sont balayés en un instant et laissent carrière au comportement impulsif du grand animal pré-humain. Par conséquent, dans la perspective d’une réponse au sujet, la relation avec autrui se doit de récuser la fusion : les groupes en fusion (foules) forment une négation de l’être humain ; celui-ci n’est tel qu’à empêcher la présence d’autrui d’être “absorbante”. Rester humain demande de rester soi au sens où la relation avec l’autre, pour ne pas être régressive, demande d’être différentielle, c’est-à-dire entre deux termes qui ne se confondent pas.
La relation amoureuse est un exemple de groupe ou de communauté à deux qui menace de fusion mais n’existe à vrai dire que par l’impossibilité de la fusion espérée. Platon, dans Le Banquet, fait discourir Aristophane (189c et suite). Au temps jadis, il y avait trois sortes d’êtres humains : homme, femme, androgyne. Et les trois étaient ainsi constitués : un corps en forme de boule, quatre mains, quatre jambes, deux visages..., ils avançaient rapidement en faisant la roue avec leurs huit membres. Ces êtres étaient d’un tel orgueil et d’une telle force qu’ils entreprirent l’escalade du ciel pour en découdre avec les dieux. Zeus ne voulant pas anéantir les hommes - pour les raisons que nous allons voir - comme il l’avait fait des Titans eut l’idée de les couper en deux, assisté du chirurgien en second, Apollon - chargé, quant à lui, de recoudre les plaies le mieux qu’il pût. La force des hommes fut ainsi divisée et les offrandes aux dieux doublées. Nous sommes les produits de cette division et ceux d’entre nous qui descendent plus précisément de l’androgyne cherchent leur moitié complémentaire. L’amour tel qu’il est appréhendé dans le lieu commun romantique provient en droite ligne de cette conception : l’amour est alors rupture de la solitude dans la fusion du deux dans l’un. Il signifie l’oubli de soi dans l’autre.
Ce poncif de l’amour fusionnel a contre lui les grandes pages de Proust (aussi bien que l’expérience quotidienne) concernant la jalousie - qui présuppose l’amant(e) vécu(e) comme un perpétuel “être de fuite”- ou, de façon plus explicitement philosophique, les analyses d’Emmanuel Levinas. Ce dernier montre que l’amour ne peut avoir lieu que dans la dualité (Cf. Le temps et l’autre et plus précisément le paragraphe intitulé Eros) : “L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère”. Soyons plus précis : l’amour est l’épreuve de la dualité et en ce sens il est l’archétype de la relation avec autrui. Même avec l’amant(e) nous sommes seuls, et c’est à partir de cette solitude primordiale que je peux aimer autrui, et même qu’il peut m’apparaître. On aime l’autre en tant qu’autre, c’est-à-dire dans sa différence, alors que la fusion signifie l’amour de soi dans l’autre ou réciproquement. L’autre est en ce sens toujours à venir, l’amour pour Levinas est attente pure. Mais l’amour ne fait que porter à sa plus haute intensité la relation “habituelle” que j’ai avec autrui, comme nous le disions. Cette relation est celle de deux solitaires, de deux je enferrés dans leur égoïté, deux je qui ne peuvent jamais devenir l’autre. Je suis seul à exister de mon existence même et surtout lorsque je rencontre autrui. Maurice Blanchot reprend à son compte les analyses d’Emmanuel Levinas. Décrivant la conversation la plus anodine, l’écrivain observe que “le fait que la parole a besoin de passer de l’un à l’autre, soit pour se confirmer, soit pour se contredire ou se développer, montre la nécessité de l’intervalle”(in L’interruption dans L’entretien infini). M. Blanchot rappelle au passage qu’on enferme ceux qui n’arrêtent pas de parler : on ne parle que par intervalles, par interruptions, et l’espace intersubjectif est un espace d’interruption, d’attente. C’est en ce sens que la relation avec l’autre est dia-logue (littéralement : discours, langage qui passe à travers, qui expérimente la différence) et qu’elle est en soi éthique : autrui est celui qui existe dans le recul et ne peut entrer dans la totalisation d’une définition, il est en cela infini et requiert de moi le respect. Respect pour celui qui me transcende, m’est absolument extérieur, si extérieur que lui et moi ne faisons jamais nombre. La présence d’autrui ne m’évite pas la solitude, elle la signifie au contraire, et même la requiert : l’échange avec autrui fait signe vers un espace rompu, une béance au-dessus de laquelle nous nous exprimons, chacun de son côté du précipice, que jamais nous ne comblons.

La réponse à la question posée par le sujet doit être nuancée. L’homme est un être qui nourrit avec la solitude un rapport ambigu. De fait, il a biologiquement besoin de l’autre pour se constituer : l’homme étant l’être vivant le plus nu à la naissance demande l’aide d’autrui pour advenir à son être complet ; nul instinct, nulle nature chez l’homme, qui lui permettent de survivre seul à la naissance, mais des dispositions, une ouverture au monde qui doivent être mises en œuvre avec l’aide indispensable des semblables. Et dans le cas d’une solitude ultérieure, accidentelle ou voulue, le risque existe d’une déshumanisation, d’un endormissement de ce qui nous fait hommes, montrant que l’humanité n’est pas un état mais un effort qui suppose lui-même l’existence de la communauté autour de l’individu. Les autres peuvent certes nous importuner, leur présence se révéler encombrante, déplacée, etc. Mais dans l’antagonisme même, nous nous éduquons, nous progressons, et la sagesse n’est peut-être pas, alors, dans une orgueilleuse solitude - qui n’existe d’ailleurs que comme retranchement par rapport à une commuauté constituée : ce retranchement est encore une manière de se rapporter à autrui.
Il faut néanmoins se garder d’une excessive “intimité” avec autrui : le groupe fusionnel fonctionne sans règle autre que la manifestation pulsionnelle, et, dans ces circonstances, le groupe vaut moins que la somme des individus qui le constituent. La relation avec autrui, même et surtout amoureuse, manifeste que, même si nous avons besoin des autres, même si nous vivons toute notre existence à leurs côtés, nous demeurons seuls. Nous sommes seuls à être ce que nous sommes, arrimés à notre je, l’autre recule à mesure que nous allons à sa rencontre, mais c’est cet éternel recul qui motive l’envie de faire la connaissance d’autrui, de l’approcher. Nous naissons avec et par les autres à notre propre solitude.

Cours sur la science

La science : compréhension ou domination (utilisation) de la nature?
Spéculation ou technique?

Introduction

Observation courante : l’importance de la science aujourd’hui, comme modèle du savoir rigoureux. En effet, cf. publicités où des “hommes en blanc”, symboles du travailleur scientifique, du chercheur, donnent la caution de la rigueur et de l’efficacité scientifiques à telle marque de lessive ou tel autre produit. De même nombre de savoirs se réclament de la méthode scientifique - psychanalyse, histoire, sociologie voire philosophie (cf. Husserl) : concept ambigu de “sciences humaines”.
Mais d’où vient le prestige de la science? Une réponse : la science donne l’impression d’une pratique fondée sur les “faits”, l’expérience, donc vérifiée objectivement. Alors que philo. par ex. paraît s’égarer sur le chemin de théories invérifiables et variables selon les individus philosophants. Autre réponse : la science donne possibilité de domination effective de la nature, domination qui se manifeste notamment dans le confort matériel accru, l’allongement de l’espérance de vie, le voyage spatial, etc.
Ces lieux communs doivent être questionnés : que signifie qu’une théorie s’appuie sur des faits, quelle procédure du savoir est mise en œuvre ici, et cette procédure garantit-elle la vérité de l’énoncé scientifique? En outre la domination de la nature ratifie-t-elle le pouvoir de vérité de la science, ou confondons-nous science et technique, vérité et exactitude ?


I - La conception commune de la méthode scientifique : l’induction

(Pour toute cette partie, je m’inspire du livre très clair, pédagogique, d’Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science? au Livre de Poche, Biblio essais.)

A> La méthode et l’origine de l’induction en science

Le lieu commun concernant la science veut que la théorie scientifique ne soit que le résultat de faits, c’est--à-dire d’une série d’observations, d’expériences, pratiquées dans la plus grande diversité de situations possible, à partir de laquelle le chercheur pourrait s’estimer possesseur d’une loi objectivement vraie. Cette conception la plus répandue de la procédure scientifique, nous pouvons l’appeler : inductiviste. L’induction consiste en effet à partir de l’observation de faits empiriques (empirie=expérience), particuliers, pour aboutir par généralisation à une loi. Le sens contraire de la procédure s’appelle, quant à elle, déduction : passage d’une loi à la prédiction d’un fait particulier. Exemple : je chauffe 1000 fois une barre de métal, celle-ci fond à chaque fois à 958 degrés (observation empirique), j’en induis que le métal fond toujours à 958 degrés (loi). Je déduis par ailleurs, et à partir de cette loi, que dans le cas d’un collège muni d’une armature métallique ledit collège s’effondrera quand son armature, dans un hypothétique incendie, aura atteint 958 degrés. La possibilité de la déduction fait en l’occurrence la nature prédictive de la loi scientifique, de la théorie scientifique.
Cette conception inductiviste de la science date selon Alan F. Chalmers des pionniers de la science moderne que furent Galilée et Newton (XVIIème). Comme Francis Bacon, philosophe anglais de la fin XVIème siècle, début XVIIème siècle, ils considèrent qu’il faut consulter la Nature, non pas les écrits d’Aristote ou la Bible pour bâtir un savoir certain, contrairement à la plupart de leurs contemporains. La science, grâce à eux, devient vraiment expérimentale, fondée sur la mesure, et non plus sur des conceptions métaphysiques ou religieuses, invérifiables par définition. C’est donc davantage un changement d’attitude à l’égard de l’observation des faits que les théories de ces grands chercheurs qui modifia la nature même du savoir scientifique et de ses procédures aux alentours du XVIIème siècle.

B> Déficience de la conception inductiviste (la probabilité, le rapport théorie-observation)

Il n’en reste pas moins qu’une conception strictement inductiviste de la science ne peut rendre compte de ses procédures. Quelques remarques simples. Cf. amusante allégorie de Bertrand Russell, philosophe et logicien anglais du XXème siècle : soit une dinde inductiviste ; elle fait une même observation chaque jour à 9 heures et dans la plus grand diversité de situations (il fait chaud, froid, le jour est éclatant, il y a brouillard, etc.), à savoir qu’on la nourrit ; elle en induit la loi selon laquelle elle est et sera toujours nourrie à 9 heures ; mais arrive Noël, et la dinde ne mange plus (devinez pourquoi). Cette allégorie illustre l’idée selon laquelle une observation répétée de faits, une série d’expériences nombreuse, ne suffisent pas à donner lieu à une loi toujours vraie, autrement dit universelle, sans exception possible. L’induction ne peut assurer la vérité universelle de la loi ou théorie scientifique, mais seulement sa probabilité. Mais que représente la probabilité par rapport à la vérité? Le rapport est simple : x/infini, qui tend vers 0 ; entre un nombre fini de prédictions ou de déductions exactes et un nombre infini de prédictions, le rapport est nul. Le pouvoir de vérité d’une théorie probable est nul, il n’y a pas en l’occurrence, à proprement parler, de loi au sens où la loi désigne un énoncé universellement vrai, c’est-à-dire qui est nécessairement vrai, ne souffre aucune exception.
Autre déficience de cette conception commune de la science, le rapport simpliste qu’elle établit entre observation, fait empirique, d’une part, et théorie ou loi d’autre part. Pour les tenants de cette conception (bcp de scientifiques eux-mêmes!), un fait d’observation peut entraîner la réfutation d’une théorie et son abandon, et on n’a pas à s’interroger sur le statut même du fait d’observation. Mais cela ne va pas de soi : qu’est au juste un fait, celui-ci est-il le début d’une théorie, comment se présente-t-il, comment le reconnaît-on, d’où lui reconnaissons-nous de l’ importance au plan du savoir scientifique? Il faut déjà remarquer que l’observation n’est jamais directe : on observe avec son passé, sa culture (aussi bien les connaissances acquises que la civilisation à laquelle on appartient, pour les TL cf. cours sur la perception), ses préjugés... Un exemple repris à un philosophe des sciences par Alan Chalmers illustre bien ce fait. Imaginons un étudiant en médecine qui commence son cursus. On lui montre une radiographie des poumons, il ne voit d’abord que des ombres nuageuses, indifférenciées. Au fur et à mesure des cours, sa perception des poumons s’aiguisera et il finira par voir les poumons distinctement sans pour autant produire d’effort d’observation particulier sur l’instant. Il n’y a donc jamais d’observation directe, l’observation est toujours médiée, travaillée, par la connaissance, c’est-à-dire la théorie. En outre, comme le fait remarquer Pierre Duhem, physicien français du début du XXème siècle, dans La Théorie physique, le scientifique utilisant des instruments complexes comme le microscope ou autres appareils du même genre donne par là son assentiment à des théories préexistantes comme celles de l’optique, la dioptrique, car de tels appareils concrétisent ces théories, les mettent en œuvre, voire doivent être corrigés par elles. Quant à la réfutabilité de la théorie par un fait contradictoire, elle est aussi idéale. André Giordan (chercheur contemporain) dans son Hsitoire de la biologie rappelle qu’une théorie scientifique (il prend l’exemple de la théorie microbienne) peut être contredite par une multiplicté d’observations, de faits, sans pour autant être réfutée et abandonnée : la théorie en question peut recevoir en annexe des hypothèses supplémentaires pour corroborer les faits, pour leur résister. Autre chose que nous rappelle André Giordan : de nombreuses théories ont été établies sans observation ou expérience préalable, par exemple la théorie de la fécondation - Hertwig n’a pu observer de visu la pénétration du gamète mâle, il sera ultérieurement confirmé par Fol qui aura, lui, cette possibilité expérimentale. Inversement, l’observation peut être faite sans délivrer un sens par elle-même : exemple les “animalcules” observés par Leeuwenhoek (fin XVIIème, début XVIIIème) dans une goutte d’eau qui ne reçoivent pas immédiatement d’explication théorique mais sont le sujet de conversation des salons de l’époque. C’est donc bien la théorie qui donne sens au fait d’observation, à l’expérience, le fait est toujours médié par la théorie, il ne vaut rien sans elle. Comme le disait Gaston Bachelard (XXème), philosophe français, il n’y a pas de “fait brut”.


II - La falsifiabilité comme critère de scientificité d’une théorie, le progrès en science

A > La falsifiabilité

Le grand théoricien de la falsifiabilité est Karl Popper, philosophe des sciences (XXème). Son idée centrale est simple : pour être scientifique, une hypothèse doit être falsifiable. Exemples d’énoncés falsifiables : il pleut le mercredi, les corps se dilatent quand ils sont chauffés, ... Exemple d’énoncé non falsifiable : tous les célibataires ne sont pas mariés. Selon Popper, comme nous le disions, c’est dans le cas où l’énoncé est falsifiable qu’il est scientifique, s’il ne l’est pas c’est que le monde pourrait avoir n’importe quelles propriétés sans que l’énoncé - infalsifiable donc - soit modifié. Un énoncé scientifique produit des jugements affirmatifs au sens d’affirmations sur le monde, en tant que tels on peut chercher à les contredire, à les falsifier, pour montrer qu’ils ne corroborent pas les faits observés. Popper, de façon assez polémique, utilise alors ce critère de la falsifiabilité pour récuser la portée scientifique de théories qui se prétendent pourtant vraies : le matérialisme historique de Marx, la psychanalyse freudienne (ou autre d’ailleurs), théories qui, selon Popper, ne donnent pas d’explications rigoureuses de l’histoire ou du comportement humain car ne s’avouant jamais réfutées quelles que soient les contradictions apportées par les faits. Cf. théorie d’Adler, psychanalyste du XXème qui bâtit une théorie sur le complexe d’infériorité comme moteur du comportement humain. L’exemple : soit un homme sur le bord d’un cours d’eau dangereux, qui observe un enfant tombé à l’eau. Deux possibilités : l’homme plonge pour sauver l’enfant ou il reste sur la berge à observer la noyade. Les deux cas sont contradictoires mais aucun des deux n’infirme la théorie d’Adler : dans le premier cas, l’homme se prouve qu’il est assez courageux pour plonger, il vainc son sentiment d’infériorité, dans l’autre cas, il se prouve qu’il est assez courageux pour résister à la tentation de plonger (par froide volonté de survie : mieux vaut un mort que deux), il vainc là aussi son sentiment d’infériorité... L’exemple illustre le fait que la théorie d’Adler est infalsifiable car elle ne nous apprend rien, elle n’a pas de contenu informatif , elle ne change pas d’énoncé quels que soient les faits auxquels elle est confrontée. La théorie adlérienne - telle que caricaturée par Popper - n’a donc rien à voir avec les faits qu’elle est censée expliquer, elle est détachée du monde, pure fiction.

B > Y a-t-il un progrès en science (conjecture et relativisme) ?

Dans cette perspective poppérienne, nous pouvons questionner le concept de progrès scientifique. Il y a bien progrès en science selon le philosophe mais selon des modalités qu’il convient d’apprécier et qui relativisent les prétentions de la science à la vérité définitive dans le jugement de connaissance. La science commence par la prise en compte de problèmes concernant les phénomènes naturels (physiques) ou humains. Des hypothèses falsifiables sont proposées par les chercheurs pour la résolution desdits problèmes. Les hypothèses sont testées, certaines rejetées par l’expérimentation, etc. Les hypothèses qui résistent aux tests sont soumises à des contrôles expérimentaux encore plus sévères, elles forment des théories temporaires. Car l’hypothèse fructueuse sera à son tour falsifiée, la fasification en question posera alors de nouveaux problèmes qui susciteront eux-mêmes de nouvelles hypothèses demandant de nouvelles expérimentations voire de nouveaux modes d’expérimentation, ... Pour Popper et les “falsificationistes”, aucune théorie n’est vraie à proprement parler, la théorie du moment est plus exacte que celle qu’elle a remplacée, elle supporte des tests que n’a pas supportés la théorie précédente. Aussi les théories scientifiques (c’est-à-dire falsifiables) ne sont-elles que conjecturales (hypothétiques), en somme des approches du monde, des approches à l’infini qui ne rejoindront jamais le terme de leur avancée.
Le relativisme en matière de vérité scientifique peut être poussé à son comble avec Paul Feyerabend, autre fameux philosophe des sciences du siècle passé, qui a écrit un ouvrage polémique, Contre la méthode (avec comme sous-titre explicite : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance). Il considère que les théories scientifiques sont incommensurables les unes aux autres : littéralement, elles ne peuvent être mesurées les unes aux autres ou comparées. On ne peut donc pas comparer la mécanique newtonienne classique à la théorie de la relativité einsteinienne, leurs concepts fondamentaux n’ont aucun point de contact, elles sont comme deux visions du monde sans commune mesure. Ce qui, selon P. Feyerabend, conduit à préférer une théorie à une autre, ce sont des jugements esthétiques, des jugements de goût, religieux, métaphysiques, politiques, etc., en somme des désirs subjectifs. En vertu de cette thèse de l’incommensurabilité des théories scientifiques, la science n’est pas un savoir supérieur en matière de vérité aux autres savoirs comme la magie, la physique aristotélicienne, qui fonctionnent selon d’autres logiques internes incommensurables à la logique scientifique mais qui ont leur pertinence propre. La thèse de Feyerabend est bien sûr excessive, elle vise surtout à bousculer le consensus établi autour de la croyance en une histoire des sciences qui soit histoire du progrès scientifique. Il n’existe pas, selon lui, de méthode apte à saisir un tel progrès, il convient par conséquent de récuser la prétention de la science à l’explication universelle, à la détention exclusive de la vérité de la même manière que l’ont fait nos ancêtres avec la religion : la science ne doit pas devenir (elle l’est déjà quelque peu) le dogme de notre époque.

III - La science et la pensée technique

A > La nature est écrite en langage mathématique

Husserl (maître de Heidegger, XXème siècle) fait l’analyse, dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (on abrévie souvent le titre en Krisis), de l’apparition de la science en Occident, ce que je ne peux reprendre ici en quelques lignes. Retenons quelques traits généraux, à savoir que la Grèce antique avait à sa disposition une géométrie formalisée par Euclide dans ses Eléments au IIIème siècle avant JC, où sont posés les jalons de la géométrie pratiquée jusqu’au lycée aujourd”hui (définition du point, de la surface, théorèmes, etc.). Avec Euclide naît selon Husserl l’idée d’une théorie déductive et unifiée en système, c’est-à-dire un ensemble de rationalité pure. Mais il manque à ce savoir l’idée d’infini. A noter que Platon fait de la géométrie la base du savoir certain : à l’entrée de l’Ecole qu’il dirige, nommée L’Académie, on peut lire le panneau suivant - “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre”. A mettre en parallèle avec la distinction monde sensible-monde intelligible (ou monde des idées) : l’être géométrique est un premier pas vers l’idée, il ne ressortit pas au monde sensible fluent. Galilée au XVIIème siècle va révolutionner la science en posant que ‘la nature est écrite dans un langage mathématique”, en faisant descendre la géométrie sur terre. La nature se trouve ainsi formalisée, elle devient multiplicité mathématique. Dans le “monde de la vie” (expression husserlienne), la perception ouvre sur un espace de manière incertaine, avec des possibilités de “bougé” (Merleau-Ponty), d’illusion d’optique, etc. Avec l’espace géométrique le monde devient exact, Galilée reprend en effet l’arpentage, la science de la mesure de son époque, dans la perspective d’une exactitude toujours plus grande, d’une vérité objective. La nature peut alors être conçue comme un tout où le lien causal est seul valable et constatable universellement. La méthode scientifique peut ainsi se vouloir “omni-englobante” (Husserl) c’est-à-dire une saisie de la totalité de la nature. Le problème, selon Husserl, est que Galilée confond une hypothèse avec la réalité. Que la nature soit écrite en langage mathématique est une hypothèse. Autrement dit, Galilée confond le vêtement (la mathématisation) et le corps (la nature, le réel). Ainsi, pour Husserl, Galilée est un génie à la fois découvrant et recouvrant : il inaugure la science moderne mais il la conduit sur le chemin de ce que nous appellerons la technoscience.

B > La science dominée par la technique : la technoscience

Selon Husserl, la science mathématisée se vide de son sens originel - comprendre la nature, comme le faisaient les philosophes-scientifiques de l’Antiquité - pour se résumer à une série de formules mathématiques qui fonctonnent, aident à prédire des phénomènes naturels, mais sans pour autant en donner l’explication. Galilée est “coupable” d’avoir confondu possibilité (hypothèse) et exactitude (réalité), il a émis l’hypothèse d’une nature écrite en langage mathématique en oubliant par la suite que la nature n’est pas réellement mathématique (nous nous embarquerions alors dans la thèse métaphysique d’un Dieu mathématicien, etc.). Heidegger ne dit pas autre chose en écrivant, phrase célèbre qui suscitera moult controverses : “La science ne pense pas” (in Qu’appelle-t-on penser notamment). Heidegger ne fait en l’occurrence qu’entériner le divorce entre la philosophie et la science. Le mathématicien, par ex., utilise l’espace mais ne se questionne pas sur l’essence de l’espace, de même l’historien avec le concept d’histoire, etc. La science ne se pose plus la question de l’essence ou de l’être (qui demeure l’apanage de la philo.) : depuis le XVIIème siècle environ, elle est devenue descriptive plus qu’explicative, elle ne cherche plus le pourquoi (contrairement à ce que faisait la Physique d’Aristote par ex.) mais le comment, c’est le sens de la critique de Leibniz à l’encontre de la théorie de la gravitation de Newton - Newton décrit l’attraction de deux masses, mais ne donne pas le pourquoi de cette attraction, ce qui fait dire à Leibniz que la théorie newtonienne est une “hypothèse fainéante”.
Si la science n’explique plus mais décrit ou se contente de prédire c’est parce qu’elle subit la domination de la technique. Cette dernière selon Heidegger n’est pas qu’un ensemble d’instruments, ou une manière de faire (conception instrumentale de la technique), elle est avant tout un mode de pensée qui se déploie depuis Platon comme souci de l’exactitude (orthotès en grec) : le monde des idées est le monde exact auquel le monde sensible doit être référé comme à sa vérité ultime. Mais l’exactitude n’est pas la vérité. L’exactitude n’est qu’un mode de vérité parmi d’autres - on peut penser à la vérité morale, au sens de vivre dans le vrai pas seulement ne jamais mentir (cf. cours sur la morale, cf. le On dans cours sur l’étonnement...), au sensus communis chez Kant (cf. cours sur l’art), etc. Plus précisément, Heidegger reprend l’étymologie grecque de la vérité : alétheïa, que l’on peut découper ainsi : a-létheïa, littéralement : sortie de l’oubli, dé-voilement. La vérité au sens grec est d’abord dévoilement. Mais il y a un type de dévoilement qui est confiance en ce qui se donne à nous, un autre type de dévoilement qui fait violence à ce qui est pour l’utiliser. Le premier type est poétique ou méditatif (chercher le sens de ce qui est mais aussi confier le grain à la terre, le laisser éclore naturellement), le second arraisonne (arrêter un bateau, mais aussi rendre raison, faire rendre raison...) ; ce dernier désigne la pensée technique. Cette pensée est devenue, en l’homme, hégémonique, la pensée méditative s’est, elle, estompée : nous cherchons l’utilisation de tout ce qui est (la nature n’est plus considérée que comme un réservoir d’énergie que l’on somme d’être rentable, les terres sont usées par les engrais toxiques, etc.) au détriment de la compréhension. La science obéit à ce processus qui la dépasse, elle-même, comme le remarque René Thom (mathématicien contemporain éminent) à propos de la mécanique quantique, s’est résignée à n’être qu’efficace au lieu de nous aider à expliquer le monde. Aussi parle-t-on à son propos de “technoscience”.
Cela dit, l’émergence de nouvelles théories à faible pouvoir prédictif mais à vertu explicative certaine pemet de nuancer ce diagnostic pessimiste : cf. théorie du chaos (David Ruelle), théorie des structures dissipatives (Ilya Prigogine), théorie des catastrophes (R. Thom), théortie des fractales (Benoît Mandelbrot)... Nous n’avons pas le temps de les aborder, mais ce n’est que la cerise sur le gâteau.


Conclusion :

Quelques petites choses à retenir : l’induction et sa critique, la dépendance du fait à l’égard de la théorie, la falsifiabilité de la théorie et la problématisation du concept de progrès scientifique, l’avènement d’une science mathématisée avec Galilée, la dépendance de la science à l’égard de la technique avec une éventuelle nuance positive enfin -si on a eu le temps de se pencher sur ce qu’on appelle les théories morphogénétiques (théorie du chaos, etc.).